jeudi 23 décembre 2010

l'inconscient est un enfant prometteur

G. étant de passage, nous en avons profité pour dîner ensemble. On nous fait assoir à côté d'un couple. Immédiatement le couple m'est antipathique. La femme, surtout. Tout à fait le genre de personne avec qui je ne veux rien avoir à faire dans la vie : le genre qui vous signifie par sa posture même que quoi qu'il arrive, de toutes façons, il ne s'établira pas l'ombre d'un contact entre vous. Elle me déplaît, me gêne au point que je demande plusieurs fois au serveur de nous changer de table, ce qui est loin d'être dans mes habitudes. Rien n'y fit. Il fallait rester à côté de ce couple et de leur conversation sur le mal de mer et ses conséquences détaillées. Je tâchai de rester dans notre conversation italienne, mais le français tapageur venait sans cesse frapper à mes oreilles - plutôt entrait dans mes oreilles sans jamais prendre la peine de frapper. Plusieurs fois, je me surpris à penser : ils étaient là quand nous sommes arrivés, ne partiront-ils pas bientôt ? Et puis, au moment où je ne m'y attendais plus, ma pensée a pensé un peu plus fort que devant, et ma baguette est allée frapper le goulot de ma bouteille de bière qui se renversa vers la droite, un peu en arrière, sur mon ennemie. Ma main aussitôt fila vers le goulot, releva la bouteille et je perdis finalement assez peu du précieux breuvage. Mais ce qui était échappé ne l'avait pas été en pure perte - rien n'était tombé par terre, sinon droit sur la chemise, le pantalon et le manteau de la femme dont la réaction fut celle, sans doute, que j'aurais prédite si j'avais un instant songé à cette situation : il n'était rien arrivé, une pluie de bière s'était abattue sur elle, mais nulle cause humaine derrière tout ça, allons, monsieur, ça va, cessez, pourquoi m'adresser encore la parole, il ne voit donc pas que je ne le vois pas, qu'est-ce qu'il me veut, cet exclu du village de ma vie ? le tout dit par le silence d'une posture, etc.

Cette idée d'une agression inconsciente pour faire déguerpir quelqu'un qui m'était profondément antipathique nous vint presque immédiatement à l'esprit, à G, comme à moi-même, et nous en fîmes les choux gras de nos rires, sinon les choux de nos rires gras.

Je racontai les jours suivants plusieurs fois l'anecdote, malgré mon peu de goût pour les redites.

Et me suis dit ce soir, que la ruse était pourtant bien faible, que si je l'avais fait exprès, consciemment, je me serais trouvé bien peu inventif, sans doute. Bref, nul on en moi n'aurait cru bon de s'extasier De même qu'un adulte aurait peine à revendiquer la gloire de savoir sa table de trois par cœur.

Mais à la réflexion, là, maintenant, je ne suis pas sûr qu'il n'y ait pas une part d'illusion dans cette idée que l'on créditerait l'inconscient d'une intelligence supérieure à celle dont il jouit réellement, par cela même qu'il nous échappe. Après tout, il n'en reste pas moins que dans l'hypothèse précédente, il y a une faute de raisonnement : c'est que jamais, précisément, je n'aurais fait consciemment ce que mon geste malheureux n'a pas hésité une seconde à accomplir. Et l'inconscient me bat au moins sur le terrain du just do it, et que c'est peut-être cela, plutôt, qui m'en impose. Sans compter qu'après tout, ce que réclamait la ruse, c'était l'efficacité au moins d'une vengeance. Et si le désir n'était pas entièrement comblé (j'eusse aimé, sans doute, la voir plier bagages aussitôt), il fut du moins dédommager façon talion. J'avais eu jusque là l'oreille salie de ses conversations, elle repartirait dans un fumet de bière.

Peut-être aussi que ce qui nous réjouit, dans ces actes à la manque, c'est non seulement le culot, l'efficacité simple d'un plan de vengeance sans chichi, mais l'adresse dans son exécution, la précision du geste qui me fit ne pas perdre une goutte du liquide, réservant chaque trait à ma soif ou à ma victime. Sur ce point, voir Freud et sa statue cassée par une maladresse pareillement adroite.

Mais la vraie question serait plutôt : qu'aurait fait mon inconscient s'il avait eu pour agir autre chose qu'une paire de baguette et une bouteille de bière ? Aurait-il agi dans d'autres circonstances moins favorables ? et peut-être ajouté à l'adresse de Lucky Luke et au sang froid de Guillaume Tell le système D de MacGyver ? Se serait-il abstenu ? et en ce cas, pourquoi ? Parce qu'il aurait séché, qu'il n'aurait rien trouvé, sinon plus fort que lui ?

Ou bien parce qu'il a pris prétexte de la bière pour oser... ou que son inconscient à lui ait pris prétexte de la bière pour se satisfaire, dans un jeu de mot, de ce devant quoi mon pleutre d'inconscient aurait quant à lui reculé, de ce à quoi il aurait de lui-même renoncé, à quoi il n'aurait pas même songé, qu'il aurait nié, et ensevelir ma voisine encore vivante dans sa bière (#1).

Excipit l'inconscient au carré de susucre

mercredi 22 décembre 2010

hippélaphe coco...mercial

Allons enfants des Megastore,
Les jours de fête sont arrivés !

Et Marianne braille sur un cheval renne qui se cabre, ce qui commence à faire un beau bestiaire (#1) - elle porte le bonnet phrygien, la hotte en bandoulière, le drapeau révolactionnaire au côté, et les cadeaux s'envolent dans son sillage comme un trésor sous les sabots d'un hippélaphe.



Cette campagne publicitaire - le pouvoir d'achat conduisant le peuple - m'en rappelle de précédentes. L'affiche REVOLVOLUCIÓN que j'avais vue défiler d'une autoroute espagnole, Mao retouché d'un chapeau melon et cigare, pour promouvoir par photoshop je ne sais quelle institution bancaire, etc. et bref : le reversement de la révolution et de son folklore au dossier des arguments de vente après la chute du communisme. La rhétorique révolutionnaire au service du marketing, comme le reste. On voit d'ailleurs l'évolution. Dès ces premières affiches, le parfum de soufre ne tenait plus guère qu'au parfum de jamais vu. Dans le cas de volvo (particulièrement efficace : il n'y avait que la voiture, un fond noir et l'inscription en lettre capitale), la marque venait combler elle-même le vide laissé par l'abandon des idéologies concurrentes, elle était le messie de l'après. Dans le cas de la banque, plus récent, il s'agissait moins de glaner les derniers feux de prestige d'aspirations progressistes déçues par les totalitarismes, que d'échafauder un paradoxe par oxymore, signe d'essoufflement de l'argument de vente : il s'agissait d'enterrer une seconde fois le communisme, en ajoutant à l'un de ses hérauts les plus intransigeants les signes négatifs de son idéologie - il s'agissait de déterrer la tête d'un mort, de la coiffer d'un melon d'épines et de la brandir au bout d'une pipe, d'un cigare. Quoiqu'au fond, peu importait ce mort, ce qui comptait, c'était faire rire aux dépends de l'idéologie vaincue - et encore. Il ne s'agissait de cela que pour faire rire, et il ne s'agissait de faire rire que pour faire vendre. De même, peu importait cette banque plutôt qu'une autre, et il n'est pas indifférent que seule l'image soit restée. Mais bref. Dans les deux cas, seule ou inversée, pour détourner à son profit les miettes de prestige agonistique ou pour raviver par le paradoxe les braises et le soufre qui, peut-être, dorment encore sous les cendres, l'idée de révolution suffisait à faire réclame.

À présent, l'argument en a rejoint d'autres et ne suffit plus à faire sensation, c'est-à-dire à faire pub (#3). On ne considère même plus comme utile de le mâtiner de scandale. Du reste, il s'agit de la révolution française, de la marseillaise qui n'est plus depuis longtemps un chant révolutionnaire, à peine un hymne national, plutôt un chant de stade dont on a du mal à se souvenir les paroles.

Dans cette image, l'idée de révolution est exsangue, malgré le rouge - il en reste seulement quelques signes (le rouge, précisément, un drapeau effiloché, un cri) qui se confondent avec ceux de l'armée (le cheval qui se cabre, l'étendard), et que l'on fait jouer avec d'autres signes (le rouge et blanc, les rennes, les cadeaux, tout l'attirail de la Noël), que l'on croise pour en faire un chant-valise et une photo-valise, bref un logo-valise et un slogan-valise. On y ajoute aussi la dose insciente de signes des temps (la bouche tordue de la femme, son gilet ouvert sur son soutien-gorge rouge, sa peau blanche sur la peau de plastique érubescente du cheval, et reluisante), qui ferait de cette marque guidant le peuple dans ses stores, une vulgarité guidant le peuple chez elle.

Et ce d'autant que le détournement (réussi) de la Marseillaise fait du lecteur un enfant du Megastore érigé en Patrie.

Mais la fatigue me tombe dessus, alors tant pis pour le changement des citoyens en clients (Aux cartes !), des soldats en consommateurs (Signez vos chèques en blanc !) et du cri de Delacroix en cette bouche de femme tordue de toutes les pubs et de tous les excès facturables. Le cri du pouvoir d'achat, oui, qui prend des airs de liberté libertaire. Toutes ces bouches qui font yeah.


D'un point de vue tragélaphien, toutefois, il est intéressant de noter que ce cheval rouge à ramures doit réveiller l'idée des rennes de noël. Mais les bois sont ceux d'un cerf (#2).

Excipit la chevauchée virginalo-capitaliste

mardi 21 décembre 2010

Charles Baudelaire, poète comme X

N.D. me prête un livre que je ne connais pas :


Je l'ouvre, il s'agit d'un album par planches. La structure en est à peu près fixe : "X Y, il [locution verbale au présent]" Où X, Y sont les nom et prénom d'un auteur français du siècle dernier - je veux dire du XXème. Puis la planche déroule en quatre cases l'action énoncée par la première, souvent de façon dérisoire. Le principe est le plus souvent d'illustrer ou de détourner l'une ou l'autre caractéristiques célèbres d'un écrivain, une anecdote connue de sa biographie, ses tendances politiques (Céline, Brasillach), un trait peu reluisant de caractère avéré ou non (Sartre, Léautaud, Apollinaire), une citation fameuse (Breton), son protocole d'écriture (Michaux et les drogues, Machin et l'ennui), etc. Un petit livre épatant sur la réception de la littérature et sur les idées toutes faites que les salons des conversations colportent, à coup de dictionnaire Larousse ou de Lagarde et Michard. C'est parfois très réussi, parfois moins, bref. Et puis, soudain, au second tiers du livre, peut-être, assez loin en tout cas pour qu'on en soit surpris, cette planche :

Et quelques remarques en passant :

1) Baudelaire est le seul écrivain à être représenté dans l'exercice de la profession : la plume à la main - parce qu'il est LE poète ?

2) En comparaison, Apollinaire trouve une rime par hasard au commissariat, Michaux déplore de ne pas faire d'expérience hallucinatoire "plus littéraire", et Machin (je ne me souviens décidément plus de quel romancier il s'agit) aurait bien écrit un livre, mais il a perdu son crayon. Ce dernier exemple, surtout, vaut qu'on le lui compare. Au contraire des deux autres qui illustrent la part de hasard ou de hasardeux dans le processus créatif, Baudelaire et Machin tiennent (au moins potentiellement) tous deux l'instrument qui leur permet d'écrire. Et au crayon du romancier s'oppose la plume du poète. L'exactitude historique, parfois, vient au secours du stéréotype à relayer (à vérifier - cf la plume de fer qui gratte le papier dans une lettre de CB à GF).

2) Ce qui semble suggérer que Baudelaire est là en tant que poète par excellence, c'est qu'il marque également le décrochage de l'œuvre par rapport à son contrat implicite initial : il semblait plutôt s'agir jusque là d'auteurs du XXème siècle, comme le suggèrait aussi le titre parodique. Comme si la littérature moderne - dans les représentations que le grand méchant On s'en fait - dérivait de l'œuvre de Baudelaire, ou plutôt de Baudelaire à l'œuvre, puisque c'est sa position d'écrivain dans le monde qui est ici mis en images (voir 5).

3) Que ce soit un poète, aussi, n'est pas anodin. Le seul autre écrivain français du XIXème siècle, et qui lui fait pendant, est aussi un poète, Verlaine, qui n'est pas caché dans l'herbe, mais qui cache, lui aussi, LE poète, Rimbaud, mais qui a fait le choix de la vie, le choix du vin - qui a pris l'injonction de Baudelaire à la lettre (Enivrez-vous ! qu'il nous disait, Renivrez-vous ! qu'il ajoutait) et qu'on voit non pas la plume à la main, mais une caisse d'alcool dans les bras. Non pas assis à son bureau - pour s'en aller s'isoler dans la cave à charbon, et y descendre comme on monterait dans une tour d'ivoire renversée - mais entrant en cours de cases et revenant du magasin, de la rue. Baudelaire vs. Rimbaud, autre image attendue et ici esquissée par la mise en parallèle des deux couples en leur intérieur.

3 bis) Je voulais juste dire que la poésie est chargée de dire les antécédents prestigieux de la littérature. Au contraire, les écrivains précédents se partageaient entre romanciers et poètes, plutôt minoritaires. La politique d'ouverture se poursuivra d'ailleurs par deux figures d'outre-Rhin : Freud (la planche que je préfère), et Nietzsche. L'allemagne étant un "peuple de [penseurs]", comme vous savez. (Le choix est là encore très bon, et aussi de les mettre en regard. Il y aurait d'ailleurs à dire de la présence dans les deux cas de l'enfance : Freud en ennemi de son neveu, Nietzsche gâteux retombé en enfance, et qui, en somme, a pris le parti de cette dernière)

5) Les traits retenus pour la planche "Baudelaire" sont donc : "poète", et : "en butte contre le monde extérieur représenté par la voix prosaïque d'une maîtresse qu'on ne voit pas, qu'on n'écoute pas, mais qu'on entend". Bref, l'éternelle et en effet très-baudelairienne tension entre la poésie et le monde, l'écriture et les exigences matérielles, la muse bleuie par le froid de l'hiver, la soupe, et les nuages. C'est du reste une planche qui illustre à la perfection ce dernier poème en prose ("La soupe et la nuage"), une fois qu'on l'a mâtiné un peu du poème "Paysage", autre poème d'intérieur (mais en vers) où le poète veut s'isoler du monde dans sa mansarde comme dans une tour d'ivoire où il pourra créer à son aise.

6) Ce dernier point suscite une remarque d'ensemble sur les ressorts comiques de ce morceau de bande dessinée. Le scénario de la planche et sa pointe sont les suivants : Baudelaire est en train d'écrire "Le Serpent qui danse", que Sardon a sans doute choisi pour sa valeur emblématique de "classique". Quand on arrive, in medias res, le poète a déjà écrit le premier octosyllabe, et les quatre premiers pieds du second vers qui en compte cinq. Enfin, qui doit en compter cinq, puisque l'effet comique est amorcé par le fait que le lecteur connaît déjà le poème, et sinon le dernier mot, tout au moins le rythme, comme une musique. Il faudra au poète les quatre cases pour trouver la syllabe manquante. Le rapport "longue durée"/"mot court" renforce l'effet comique, ainsi que le mot qui sera finalement retenu : "beau". La chute comique suscite donc une manière de "tout ça pour ça" de la part du lecteur. Mais au niveau du trait parodié (la difficulté d'être poète à l'apogée du capitalisme), l'adjectif final est on ne peut mieux choisi: il s'agit bien, en effet, de trouver ce "beau" que le monde s'échine à écarter de vous. D'autant que le lecteur avisé aura remarqué que l'auteur du Comix, emporté par sa logique de pastiche du processus créateur, avait remplacé la "chère indolente" du poème original par une "belle indolente". Bref, ce Sardon - dans le nom ou le pseudo duquel pouffe un rire sardonique - a soigneusement monté la machine à pastiche de ce joli bout de bd.


Et Xipit le Baudelaire dessiné