mardi 1 mars 2011

L'Eau-de-Robec bis

Voici une apostille au post intitulé Gustave Flaubert chez le teinturier.

L'un des éléments qui nous avait permis de relier quartier de teinturiers et quartier de prostitution était la le logement choisi par la mère de Charles pour son étudiant de fils:
une chambre, au quatrième, sur l'Eau-de-Robec, chez un teinturier de sa connaissance.
Plus loin, la rivière ferait
de ce quartier de Rouen comme une ignoble petite Venise
L'Eau-de-Robec était une rue de Rouen, devant son nom à la rivière qui la traversait . C'était de fait un quartier de Teinturiers depuis le Moyen-Âge. On comptait sur la rivière de nombreux moulins. L'eau y était alternativement teintée de bleu et de rouge. Je n'ai rien trouvé qui indique une quelconque activité de prostitution dans ce quartier ni dans la rue qui, à Rouen portait ce nom. En revanche, voici quelques informations supplémentaires:

- Le Robec, dans la rue de Madame Bovary coule
jaune, violette ou bleue, entre ses ponts et ses grilles.
Le rouge serait à deviner par soustraction du bleu dans le violet qui coule. Selon François de Beaurepaire (Les noms des communes et anciennes paroisses de la Seine-Maritime, p. 130), cependant,
le Robec (au XIe siècle Rodobeccum) semble dériver du scandinave rauth bekkr, ruisseau rouge en raison de la couleur de son lit (cf. les nombreux Rodenbach allemands).
Malheureusement, le XIXe siècle semble avoir ignoré à demi cette belle étymologie, et n'avoir retenu que le Rot de Robec, voire de Rouen (qui serait ainsi "le marché sur le Rouge"). Mais des dispositions royales avaient depuis longtemps partagé les horaires de la rivière entre teinturiers bleus et rouges. Et le rouge de Rouen était devenu fameux. Dans son arc-en-ciel vénitien ("jaune, violette ou bleue"), l'Eau-de-Robec serait donc rouge sang à l'origine.

- Jusqu'ici nous avons compris "l'ignoble petite Venise" comme "le quartier au bord d'une eau qui empeste". Mais on peut prendre également Venise comme la ville des Keepsakes, celle des amours de Georges Sand et Alfred de Musset, la ville de l'amour, etc. Balzac avait été tellement étourdi par les mauvaises peintures de la ville, que sa beauté, une fois là-bas, l'avait laissé de marbre (voir un extrait de lettre ici). Ainsi, l'ignoble petite Venise serait aussi l'ignoble petit quartier réservé aux amours illégitimes?

- En 1876, Champfleury écrivait, dans La Gazette des Beaux-Arts:
Il faudrait avoir vu Rouen il y a une quarantaine d'années, et particulièrement la rue Eau-de-Robec, pour se rendre compte du pandémonium bizarre d'un endroit exclusivement réservé aux étalages de fripiers, de bouquinistes et autres marchands de choses délabrées. […] Aux fenêtres des masures branlantes, apparaissait parfois une tête d'enfant souriante, le plus souvent quelque vieille ridée. […] Une eau torpide longeait la façade des maisons sans en consolider les fondations, et des ponts de bois au-devant de chacune d'elles avaient mérité à la rue Eau-de-Robec le glorieux surnom de Venise de Rouen. Une Venise sans Véronèse. (p. 343-354)
Deux choses à remarquer : les brocanteurs, et Véronèse.

- 1876 - 40 = 1836
La phrase de Champfleury laisserait entendre que le surnom courait indépendamment de Flaubert. La "gloire" de ce glorieux surnom désignerait Venise et non le romancier. La phrase de Flaubert, au contraire, semble indiquer qu'elle est de son crû. En fait, il semblerait que le passage de Madame Bovary était suffisamment connu en 1876 pour que la gloire se rattache au romancier, avec lequel Champfleury prétendrait plutôt croiser le fer et la plume en cherchant une formule alternative: une Venise sans Véronèse. Ainsi, en 1884, Emile Augé mettrait, dans son Rouen illustré, les deux citations en regard (p. 130). Et en 1870, un Rouennais avait décrit l'une de ses Promenades publiées dans le Magasin Pittoresque de la façon suivante:
Si, pour un instant, nous avions quitté la rue Saint-Hilaire pour entrer dans une des petites rues à gauche, nous nous trouverions au bord de Robec, dans une longue et sale rue où, d'un côté, toutes les maisons ont un pont: c'est ce que M. Gustave Flaubert appelle une ignoble petite Venise. Si vous suiviez cette rue immonde, et si, arrivé au bout, vous tourniez à gauche, etc. (p. 175)
Au passage, les deux citations permettent de mieux comprendre l'image de Flaubert: ce sont les ponts de bois pourri qui font ainsi ressembler la rue à une ignoble petite Venise. Enfin, l'idée de la prostitution pourrait tout simplement se rattacher à celle de l'ordure qui règne en cet endroit, la liaison des deux motifs étant suffisamment fixée dans l'imaginaire du siècle.

- Quant aux brocanteurs, un dernier document semble contredire la chronologie de Champfleury. Il s'agit du commentaire d'un cliché photographique de la rue, aux alentours de 1870:
Cette photo, de mauvaise qualité, est le seul document photographique que nous ayons pu trouver pour illustrer l'état ancien de la rue Eau de Robec à l'époque des teinturiers et des fabricants de drap, avant que la rivière ne soit recouverte et que la rue soit envahie par les brocanteurs et les antiquaires.
Le texte est tiré de l'ouvrage de Guy Pessiot: Histoire de Rouen: 1850-1900 en 500 photographies avant l'apparition de la carte postale. Mais la datation de la photographie n'est pas justifiée. Voici:


On reconnaît, se découpant sur le ciel, les perches du roman. (Voir dans l'ouvrage de Pessiot un autre témoignage contemporain).

- Notons l'existence d'une eau-forte de Toussaint, dont Emile Augié parle et qui a été reproduite dans Flaubert et Maupassant: écrivains normands, 1881, p. 273. (Voir aussi René Dumesnil, Flaubert. Documents iconographiques, 1948, p. 233).

En conclusion, rien de bien concluant. Que le Robec ait maille à partir avec la prostitution, les autres passages liant teinturiers et prostitution suffisaient à le suggérer. Mais que ce lien se noue ailleurs que dans l'imaginaire du romancier, rien n'est encore venu le prouver. En revanche, dans cet imaginaire, on ne saurait minimiser la prégnance de cette rue dans la jeunesse de Charles et la genèse de l'œuvre.

On ne trouve qu'une seule occurrence de l'eau-de-Robec dans la correspondance de Flaubert. Mais elle n'est pas anodine: la rivière coule sous ce nom dans le tout premier témoignage du roman à venir, dans cette lettre à Bouilhet envoyée d'Orient, et dans laquelle l'écrivain hésite encore entre trois scénarios:
À propos de sujets, j’en ai trois, qui ne sont peut-être que le même et ça m’embête considérablement : 1° Une nuit de Don Juan à laquelle j’ai pensé au lazaret de Rhodes ; 2° L’histoire d’Anubis, la femme qui veut se faire aimer par le Dieu. C’est la plus haute, mais elle a des difficultés atroces ; 3° Mon roman flamand de la jeune fille qui meurt vierge et mystique, entre son père et sa mère, dans une petite ville de province, au fond d’un jardin planté de choux et de quenouilles, au bord d’une rivière grande comme l’Eau de Robec.
Excipiunt les teinturiers rouges du Robec