mardi 18 décembre 2012

Flaubert at work ?




Dans Yellow scream (2012), parodie de leçons télévisuelles par Kim Beon, un homme en chemise grise explique comment chaque hurlement poussé en posant le pinceau sur la toile s’incorpore au tableau.

En anglais:

“The technique to this painting is to incorporate the sound of screams into the brush strokes. [...] A brush stroke done with screaming is very different from a normal one. [...] The effect of the screams is recorded with the brush strokes.” (Cf.  ici)

En français:

« La technique utilisée pour cette peinture est d'incorporer le son du hurlement dans les coups de pinceaux [...] un coup de pinceau donné avec un cri est très différent d'un coup de pinceau normal. L'effet du cri est enregistré dans tous les coups de pinceau. » (Cf. )


Voilà, posé en quelques touches, le problème du lyrisme flaubertien.

Excipit le gueuloir de Séoul


lundi 10 décembre 2012

Rue d’un mort, y mourir

Dans Salammbô, avant même que la guerre n’éclate, les Baléares de Zarxas sont massacrés par la population de Carthage :

C’était une troupe de trois cents frondeurs débarqués de la veille, et qui, ce jour-là, avaient dormi trop tard. Quand ils arrivèrent sur la place de Khamon, les Barbares étaient partis et ils se trouvaient sans défense, leurs balles d'argile ayant été mises sur les chameaux avec le reste des bagages. On les laissa s'engager dans la rue de Satheb, jusqu’à la porte de chêne doublée de plaques d'airain ; alors le peuple, d’un seul mouvement, s’était poussé contre eux.
On peut se demander pourquoi les soldats meurent dans cette rue. Sur GoogleBooks, et une fois les erreurs de numérisation écartées, il n’y a qu’une seule occurrence de ce mot, un anthroponyme tiré d’un ouvrage au nom suggestif, et que Flaubert connaissait bien : Toison d'or de la langue phénicienne, par l’abbé Bourgade (Paris, 1836). Flaubert l’a extrait d’une inscription funéraire transcrite à la page 36 :


“Cippe du tombeau de Sathleb, fils de Makla”. Sathleb est le nom d’un mort, et c’est tout ce qu’on sait de ce nom : qu’un homme le porta et mourut. Flaubert baptise sa rue du nom d’un mort qui n’est plus connu que par une unique une stèle punique, qui n’est resté dans la mémoire des hommes que parce que d’autres hommes ont voulu un jour s’en souvenir. De ce constat, trois choses:

– Flaubert reconstruit Carthage non seulement avec des briques empruntées à ses ruines, mais à des cippes : à des briques qui portaient dans leur fonction ce pour quoi l’écrivain les emploie. L’édifice commémoratif est construit de pierres commémoratives (Mise en abyme du geste d’écriture, etc.)

– Comme souvent, Flaubert narrativise non seulement ce qu’il extrait des documents, mais le contexte discursif dans lequel il trouve ce qu’il compte recycler.

– Les Baléares de Zarxas meurent rue d’un homme mort.

Excippiunt les frondeurs Baléares


mardi 26 juin 2012

Tronçons coupés, bis : on en revient toujours à Victor Hugo

J’ignore si Pichois le signale et je n'ai pas mon Baudelaire ici,

Mais j’aurais plutôt dû lire les Orientales
Où l’on trouve un poème intitulé tal qual

Excipit le retour du tronçonneur d'ovipare

lundi 30 avril 2012

Mesure au beau de l’air du temps

Comme toute plume dont la sub-version – c'est-à-dire la ré-écriture – constitue bien souvent la force qui l’anime, il faut mesurer Baudelaire à l’aune des mauvais poèmes de son temps. Voici onze hémistiches d’une satire d’Émile Négri dirigée contre les Jeux Floraux.

(Pour en apprécier l’ironie, et celle du sort, il faut rappeler que le lys d’argent récompensait traditionnellement la catégorie des hymnes à la vierge, mais qu’un lys d’or pouvait, par extraordinaire, récompenser une ode royaliste. Un certain Victor Hugo l’obtint en 1819, contre un certain Alphonse de Lamartine)

C'est notoire: jamais un célèbre poète
N’a voulu concourir à ce semblant de fête
Et jamais écrivain, vainqueur des Jeux Floraux,
N’a passé l’horizon des recueils spéciaux.
Voulez-vous être sûr du lis ? A la madone
Dédiez un sonnet.
Excipiunt les madones liliales

jeudi 26 avril 2012

Travailler plus pour gagner plus, ou ce qui n'a de nom qu'en enfer


Au commencement, le travail n’était pas nécessaire à l’homme pour vivre : la terre fournissait d’elle-même à tous ses besoins.
Mais l’homme fit le mal ; et comme il s’était révolté contre Dieu, la terre se révolta contre lui.
Il lui arriva ce qui arrive à l’enfant qui s’élève contre son père ; le père lui retire son amour, et il l’abandonne à lui-même ; et les serviteurs de la maison refusent de le servir, et il s’en va cherchant çà et là sa pauvre vie, en mangeant le pain qu’il a gagné à la sueur de son visage.
Depuis lors donc, Dieu a condamné tous les hommes au travail, et tous ont leur labeur, soit du corps, soit de l’esprit ; et ceux qui disent : Je ne travaillerai point, sont les plus misérables.
Car comme les vers dévorent un cadavre, les vices les dévorent, et si ce ne sont les vices, c’est l’ennui.
Et quand Dieu voulut que l’homme travaillât, il cacha un trésor dans le travail, parce qu’il est père, et que l’amour d’un père ne meurt point.
Et celui qui fait un bon usage de ce trésor, et qui ne le dissipe point en insensé, il vient pour lui un temps de repos, et alors il est comme les hommes étaient au commencement.
Et Dieu leur donna encore ce précepte : Aidez-vous les uns les autres, car il y en a parmi vous de plus forts et de plus faibles, d’infirmes et de bien portants ; et cependant tous doivent vivre.
Et si vous faites ainsi, tous vivront, parce que je récompenserai la pitié que vous aurez eue pour vos frères, et je rendrai votre sueur féconde.
Et ce que Dieu a promis s’est vérifié toujours, et jamais on n’a vu celui qui aide ses frères manquer de pain.
Or, il y eut autrefois un homme méchant et maudit du ciel. Et cet homme était fort, et il haïssait le travail ; de sorte qu’il se dit : Comment ferai-je ? Si je ne travaille point, je mourrai, et le travail m’est insupportable.
Alors il lui entra une pensée de l’enfer dans le cœur. Il s’en alla de nuit, et saisit quelques-uns de ses frères pendant qu’ils dormaient, et les chargea de chaînes.
Car, disait-il, je les forcerai, avec les verges et le fouet, à travailler pour moi, et je mangerai le fruit de leur travail.
Et il fit ce qu’il avait pensé, et d’autres, voyant cela, en firent autant, et il n’y eut plus de frères, il y eut des maîtres et des esclaves.
Ce jour fut un jour de deuil sur toute la terre.
Longtemps après il y eut un autre homme plus méchant que le premier et plus maudit du ciel.
Voyant que les hommes s’étaient partout multipliés, et que leur multitude était innombrable, il se dit :
Je pourrais bien peut-être en enchaîner quelques-uns et les forcer à travailler pour moi ; mais il les faudrait nourrir, et cela diminuerait mon gain. Faisons mieux ; qu’ils travaillent pour rien ! ils mourront, à la vérité ; mais comme leur nombre est grand, j’amasserai des richesses avant qu’ils aient diminué beaucoup, et il en restera toujours assez.
Or, toute cette multitude vivait de ce qu’elle recevait en échange de son travail.
Ayant donc parlé de la sorte, il s’adressa en particulier à quelques-uns, et il leur dit : Vous travaillez pendant six heures, et l’on vous donne une pièce de monnaie pour votre travail :
Travaillez pendant douze heures, et vous gagnerez deux pièces de monnaie, et vous vivrez bien mieux, vous, vos femmes et vos enfants.
Et ils le crurent.
Il leur dit ensuite : Vous ne travaillez que la moitié des jours de l’année : travaillez tous les jours de l’année, et votre gain sera double.
Et ils le crurent encore.
Or, ils arriva de là que la quantité de travail étant devenue plus grande de moitié, sans que le besoin de travail fût plus grand, la moitié de ceux qui vivaient auparavant de leur labeur ne trouvèrent plus personne qui les employât.
Alors l’homme méchant, qu’ils avaient cru, leur dit : Je vous donnerai du travail à tous, à la condition que vous travaillerez le même temps, et que je ne vous payerai que la moitié de ce que je vous payais : car je veux bien vous rendre service, mais je ne veux pas me ruiner.
Et comme ils avaient faim, eux, leurs femmes et leurs enfants, ils acceptèrent la proposition de l’homme méchant, et ils le bénirent : car, disaient-ils, il nous donne la vie.
Et, continuant de les tromper de la même manière, l’homme méchant augmenta toujours plus leur travail, et diminua toujours plus leur salaire.

Et ils mouraient faute du nécessaire, et d’autres s’empressaient de les remplacer, car l’indigence était devenue si profonde dans ce pays, que les familles entières se vendaient pour un morceau de pain.
Et l’homme méchant, qui avait menti à ses frères, amassa plus de richesses que l’homme méchant qui les avait enchaînés.
Le nom de celui-ci est Tyran ; l’autre n’a de nom qu’en enfer.
(Lamenais, Paroles d’un croyant, 1834)

dimanche 22 avril 2012

Articles annoncés tu n'omettras pas d'écrire

Prétérition sucrée à la fin d’un article:

Malheureusement, le titre d’ensemble qui jusqu’à présent pouvait à peu près réunir ces divers aspects de l’incipit franco-allemand, ne convient plus guère à une perspective où se devinent de nouvelles langues et de nouvelles façons d’arpenter un désert. Notre contribution au dossier s’arrête donc ici, mais pour reprendre ailleurs, au revers d’un triptyque à désormais quatre volets, ou plutôt : au bord d’un nouveau « chemin qui se bifurque » : selon que la traduction sépare les deux œuvres ou les réunit, selon que ces deux œuvres se regardent de part et d’autre du traduire, ou qu’un traduire ne les tisse en un texte unique, selon que les langues étrangères ne se retirent dans la Thébaïde de l’une ou que la langue française ne se mette à bourdonner sur le boulevard de l’autre, selon que le Diable traduise par anticipation le 33 de la Bêtise, ou que *Deux Cloportes au désert ne soit rien d’autre que les premières Tentations retraduites.
Tout ça pour ça:

« Quelques langues au désert. La traduction de Saint Antoine, et dans Bouvard et Pécuchet »

vs

« Du cochon de l’ermite aux cloportes du désert. Bouvard et Pécuchet traduit de Saint Antoine »

Excipit Que les titres soient, et les titres fusent


samedi 21 avril 2012

BP, dernière tentation d’A


Une note (supprimée d’un article) à recycler un jour :
Comme il faisait une chaleur de trente-trois degrés, le boulevard Bourdon se trouvait absolument désert. Plus bas le canal Saint-Martin, fermé par les deux écluses étalait en ligne droite son eau couleur d’encre. Il y avait au milieu, un bateau plein de bois, et sur la berge deux rangs de barriques. Au delà du canal, entre les maisons que séparent des chantiers, le grand ciel pur se découpait en plaques d’outremer, et sous la réverbération du soleil, les façades blanches, les toits d’ardoises, les quais de granit éblouissaient. Une rumeur confuse montait du loin dans l’atmosphère tiède ; et tout semblait engourdi par le désœuvrement du dimanche et la tristesse des jours d’été. Deux hommes parurent.
On trouverait dans Saint Antoine des hallucinations similaires. Et le début du dernier roman semble vouloir faire de Bouvard et de Pécuchet une dernière vision d’Antoine.

Il faudrait là encore entrer dans les détails et montrer comment Flaubert joue sur deux traditions mélancoliques différentes, l’une, fameuse, qui vient du corpus hippocratique, et qui définit la mélancolie comme un état persistant de crainte ou de tristesse, et l’autre, moins connue, qui vient d’Arétée de Cappadoce et qui définit la mélancolie comme un délire partiel, une idée fixe, source de visions. Sur cette distinction, et d’autres, voir à nouveau l’ouvrage de Laurent Cantagrel, dont la première partie est un parfait manuel de « mélancologie » médicale, théologique et littéraire. À propos de cette dernière définition de la mélancolie, Cantagrel note ainsi que ce « délire partiel [est] accompagné, ou non, d’un sentiment de tristesse et de crainte. Et les médecins rapporteront avec complaisance des exemples frappants de ces idées délirantes, formant tout un répertoire de figures pittoresques que l’on recopie d’un traité à l’autre et qui inspirera nombre de figures littéraires dominées par leur chimère, au premier rang desquelles Don Quichotte et son amour de la chevalerie errante » (p. 26). On imagine parfaitement Bouvard et Pécuchet reconduire cette complaisance et se lire à haute voix ces exemples pittoresques recopiés d’un traité l’autre. Et l’on comprend mieux le partage qui peut être fait d’une œuvre à l’autre, tandis qu’un même amour de la pensée errante travaille les trois protagonistes : acédie pour Antoine, et idée fixe pour Bouvard et Pécuchet. Deux formes de délires partiels, accompagnés, ou non, de crainte et de tristesse.

lundi 26 mars 2012

Antoine, Athanase, La Rivière et le Canivet

Note supprimée d’un article :

De façon significative, Athanase est présent – dans des contextes différents – dans les première et dernière versions d’Antoine, mais il brille par son absence dans la seconde, quand Flaubert la reprend aussitôt après avoir publié Madame Bovary (où le père est à la fois La Rivière et le Canivet). Au contraire, dans la dernière, on le voit appeler Antoine à l’aide, dans les toutes premières pages de l’œuvre : « Une autre fois, Athanase m’appela pour le soutenir contre les ariens. Tout s’est borné à des invectives et à des risées. Mais, depuis lors, il a été calomnié, dépossédé de son siège, mis en fuite. Où est-il, maintenant ? Je n’en sais rien ! On s’inquiète si peu de me donner des nouvelles ! Tous mes disciples m’ont quitté, Hilarion comme les autres ! » (TSA, 54). On est tenté, en lisant cela de voir Antoine entre père et fils. Père ou grand frère, d’ailleurs, mais frère semblable au père : médecin, actif, impliqué dans le monde médical comme l’autre l’est dans la sinécure littéraire. Bref, on peut rêver à un cryptage biographique de cette aide apportée par le saint ermite à l’évêque. Du reste, cette promotion d’Athanase en père naturel de Bouvard est intéressante aussi en cela : Antoine et Athanase étaient davantage perçus comme deux égaux, deux compagnons illustrant les deux versants de la vie en Dieu : le zèle prosélyte pour l’évêque d’Alexandrie, vainqueur des Ariens hérétiques au concile de Nicée, et la vie monacale pour l’ermite vainqueur des démons tentateurs en sa retraite désertique.
Enfin, dernière pièce à verser au dossier d’une lecture psychanalytique, cette interjection d’Antoine, dans la seule version de 1874, deux ans après la mort du père :
« Oh ! Non ! ... non ! à chaque minute je défaille ! Que ne suis-je un de ceux dont l’âme est toujours intrépide et l’esprit ferme, comme le grand Athanase, par exemple. » (TSA, 88). Mais il est sans doute tout aussi judicieux d’y voir une allusion projective, mais consciente, aux doutes qui parfois assaillent les solitaires attelés aux tâches de l’esprit, et au regard furtif qu’ils jettent alors sur ceux de leurs contemporains qui leur paraissent moins seuls et plus actifs.

vendredi 3 février 2012

Delenda est Salammbô

J'ignore si ceci a été relevé.

Voici la notice consacrée à Salambo dans une « Histoire des Babyloniens », que l'on trouve dans une Histoire universelle depuis le commencement du monde jusqu’à présent. Traduite de l’anglais d’une société de gens de lettres, t. 3, Amsterdam et Leipzig, 1767, p. 249 :
Salambo étoit aussi une Déesse des Assyriens ou des Babyloniens, & la même qu'Astarté, ou quelqu’une des autres Déesses, qui ont été prouvées être les memes qu'Astarté ; mais nous faisons particulièrement mention de cette dernière, parce que Salambo, ou Salambas, étoit une Déesse qui promenoit partout sa tristesse, en pleurant son cher Adonis, & c'est tout ce que nous avons à en dire.
On appréciera, pour baptiser une dévote de la lune, le choix d'une déesse mélancolique. Mais on remarquera que le nom même de Salammbô portait en lui l'impossibilité d'un discours sur Carthage, et le défi de sa reconstruction, et c’est tout ce que nous avons à en dire.