samedi 14 juin 2014



Je n'avais encore jamais lu La Princesse de Clèves. Il y a des livres comme cela, qu'on lit bien tardivement, et qu'on espère lire bien parce que tardivement.

Je suis en train de le finir. Quelques pages encore. Deux cent pages pour faire se rencontrer vraiment Mme de Clèves et M. de Nemours. Pour les faire se rencontrer dans la parole humaine.

Mme de Clèves vient de sortir, laissant M. de Nemour et l'autorisant, et même l'en priant, à rendre compte de leur conversation au Vidame de Chartres, ami de lui et oncle d'elle.

Et là, cette phrase:

Que ne lui dit-il point pour lui dire ?

J'ai mis du temps à comprendre, de ces minutes-secondes par où l'horloge intime sonne et scande le passage du temps. J'ai pensé qu'il y avait peut-être une faute de typographie. (Je n'ai pas vérifié). Et puis en contexte, on restituait les personne derrière le masque des pronoms. Lui = le vidame. Il = M. de Nemour. Lui = Mme de Clèves. Le sens est à peu près: Que ne lui dit-il point pour qu'il le lui rapporte? Mais à peu près seulement, car en réalité, c'est bien pour le lui dire à elle qu'il le lui dit à lui. Et j'ai eu ce sentiment confus mais si beau qui accompagne la naissance d'une idée, d'une idée-chrysalide d'où se dégage avec lenteur et des tissus du non-réfléchi la compréhension d'un phénomène.

Le premier constat ou la première pensée-impression était que cette phrase, sa structure datait. En elle se chiffrait le siècle de sa profération. Puis cette autre: ce twist imprimé au mot "pour", qui semble, contrairement à l'usage moderne, changer de sujet, tout en maintenant l'ombre du premier – qui échange la parole du duc et la parole de son ami auprès de leur destinataire, qui avalise l'équivalence et l'interchangeabilité de celui qui porte effectivement la parole (du moment qu'est fixé le point de départ et le point d'arrivée d'icelle), cette torsion de la grammaire est la trace laissée dans la langue par une société qui s'y couche, comme en ces grandes herbes des mots l'ombre des locuteurs comme autant d'animaux humains.

Que ne lui dit-il point pour lui dire ?

À mes oreilles, et à mes yeux, désormais cette phrase est le miroir de La Princesse de Clèves, ou plutôt le reflet de l'impression que ce livre laisse en moi, de ces impressions où coexistent admirablement et organiquement l'image d'une société et la littérature qu'elle produit, le sentiment d'un livre et celui du monde qu'il restitue.

J'espère que ces quelques mots suffiront pour deviner, quand on ne l'a pas sentie ou qu'on l'a oubliée, cette impression si nette de retrouver dans un étrange tour de langue l'étrangeté d'une littérature et d'un monde disparu – et qui ne subsiste plus que par ses livres, par ses phrases, et par le vide qu'il laisse en nous quand on regarde autour de nous.

Si je devais m'adresser quelqu'un, en cet endroit précis, fût-il moi dans cinq ans, ce serait: que comprends-tu encore de ces lignes par quoi, filet mal reprisé, j'ai tenté d'attraper un poisson d'impression nette, aussitôt replongé dans la mer des idées non tout à fait pensées, dans les hauts-fonds de la pensée où on laisse tout replonger, parce qu'on n'a pas la force de tirer nos filets, ou le savoir-faire d'en tisser de plus sûrs.

Exit l'impression de lecture d'un livre dans une phrase, exit Mme de Clèves, et celle de La Fayette.