mardi 21 décembre 2010

Charles Baudelaire, poète comme X

N.D. me prête un livre que je ne connais pas :


Je l'ouvre, il s'agit d'un album par planches. La structure en est à peu près fixe : "X Y, il [locution verbale au présent]" Où X, Y sont les nom et prénom d'un auteur français du siècle dernier - je veux dire du XXème. Puis la planche déroule en quatre cases l'action énoncée par la première, souvent de façon dérisoire. Le principe est le plus souvent d'illustrer ou de détourner l'une ou l'autre caractéristiques célèbres d'un écrivain, une anecdote connue de sa biographie, ses tendances politiques (Céline, Brasillach), un trait peu reluisant de caractère avéré ou non (Sartre, Léautaud, Apollinaire), une citation fameuse (Breton), son protocole d'écriture (Michaux et les drogues, Machin et l'ennui), etc. Un petit livre épatant sur la réception de la littérature et sur les idées toutes faites que les salons des conversations colportent, à coup de dictionnaire Larousse ou de Lagarde et Michard. C'est parfois très réussi, parfois moins, bref. Et puis, soudain, au second tiers du livre, peut-être, assez loin en tout cas pour qu'on en soit surpris, cette planche :

Et quelques remarques en passant :

1) Baudelaire est le seul écrivain à être représenté dans l'exercice de la profession : la plume à la main - parce qu'il est LE poète ?

2) En comparaison, Apollinaire trouve une rime par hasard au commissariat, Michaux déplore de ne pas faire d'expérience hallucinatoire "plus littéraire", et Machin (je ne me souviens décidément plus de quel romancier il s'agit) aurait bien écrit un livre, mais il a perdu son crayon. Ce dernier exemple, surtout, vaut qu'on le lui compare. Au contraire des deux autres qui illustrent la part de hasard ou de hasardeux dans le processus créatif, Baudelaire et Machin tiennent (au moins potentiellement) tous deux l'instrument qui leur permet d'écrire. Et au crayon du romancier s'oppose la plume du poète. L'exactitude historique, parfois, vient au secours du stéréotype à relayer (à vérifier - cf la plume de fer qui gratte le papier dans une lettre de CB à GF).

2) Ce qui semble suggérer que Baudelaire est là en tant que poète par excellence, c'est qu'il marque également le décrochage de l'œuvre par rapport à son contrat implicite initial : il semblait plutôt s'agir jusque là d'auteurs du XXème siècle, comme le suggèrait aussi le titre parodique. Comme si la littérature moderne - dans les représentations que le grand méchant On s'en fait - dérivait de l'œuvre de Baudelaire, ou plutôt de Baudelaire à l'œuvre, puisque c'est sa position d'écrivain dans le monde qui est ici mis en images (voir 5).

3) Que ce soit un poète, aussi, n'est pas anodin. Le seul autre écrivain français du XIXème siècle, et qui lui fait pendant, est aussi un poète, Verlaine, qui n'est pas caché dans l'herbe, mais qui cache, lui aussi, LE poète, Rimbaud, mais qui a fait le choix de la vie, le choix du vin - qui a pris l'injonction de Baudelaire à la lettre (Enivrez-vous ! qu'il nous disait, Renivrez-vous ! qu'il ajoutait) et qu'on voit non pas la plume à la main, mais une caisse d'alcool dans les bras. Non pas assis à son bureau - pour s'en aller s'isoler dans la cave à charbon, et y descendre comme on monterait dans une tour d'ivoire renversée - mais entrant en cours de cases et revenant du magasin, de la rue. Baudelaire vs. Rimbaud, autre image attendue et ici esquissée par la mise en parallèle des deux couples en leur intérieur.

3 bis) Je voulais juste dire que la poésie est chargée de dire les antécédents prestigieux de la littérature. Au contraire, les écrivains précédents se partageaient entre romanciers et poètes, plutôt minoritaires. La politique d'ouverture se poursuivra d'ailleurs par deux figures d'outre-Rhin : Freud (la planche que je préfère), et Nietzsche. L'allemagne étant un "peuple de [penseurs]", comme vous savez. (Le choix est là encore très bon, et aussi de les mettre en regard. Il y aurait d'ailleurs à dire de la présence dans les deux cas de l'enfance : Freud en ennemi de son neveu, Nietzsche gâteux retombé en enfance, et qui, en somme, a pris le parti de cette dernière)

5) Les traits retenus pour la planche "Baudelaire" sont donc : "poète", et : "en butte contre le monde extérieur représenté par la voix prosaïque d'une maîtresse qu'on ne voit pas, qu'on n'écoute pas, mais qu'on entend". Bref, l'éternelle et en effet très-baudelairienne tension entre la poésie et le monde, l'écriture et les exigences matérielles, la muse bleuie par le froid de l'hiver, la soupe, et les nuages. C'est du reste une planche qui illustre à la perfection ce dernier poème en prose ("La soupe et la nuage"), une fois qu'on l'a mâtiné un peu du poème "Paysage", autre poème d'intérieur (mais en vers) où le poète veut s'isoler du monde dans sa mansarde comme dans une tour d'ivoire où il pourra créer à son aise.

6) Ce dernier point suscite une remarque d'ensemble sur les ressorts comiques de ce morceau de bande dessinée. Le scénario de la planche et sa pointe sont les suivants : Baudelaire est en train d'écrire "Le Serpent qui danse", que Sardon a sans doute choisi pour sa valeur emblématique de "classique". Quand on arrive, in medias res, le poète a déjà écrit le premier octosyllabe, et les quatre premiers pieds du second vers qui en compte cinq. Enfin, qui doit en compter cinq, puisque l'effet comique est amorcé par le fait que le lecteur connaît déjà le poème, et sinon le dernier mot, tout au moins le rythme, comme une musique. Il faudra au poète les quatre cases pour trouver la syllabe manquante. Le rapport "longue durée"/"mot court" renforce l'effet comique, ainsi que le mot qui sera finalement retenu : "beau". La chute comique suscite donc une manière de "tout ça pour ça" de la part du lecteur. Mais au niveau du trait parodié (la difficulté d'être poète à l'apogée du capitalisme), l'adjectif final est on ne peut mieux choisi: il s'agit bien, en effet, de trouver ce "beau" que le monde s'échine à écarter de vous. D'autant que le lecteur avisé aura remarqué que l'auteur du Comix, emporté par sa logique de pastiche du processus créateur, avait remplacé la "chère indolente" du poème original par une "belle indolente". Bref, ce Sardon - dans le nom ou le pseudo duquel pouffe un rire sardonique - a soigneusement monté la machine à pastiche de ce joli bout de bd.


Et Xipit le Baudelaire dessiné

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire