vendredi 20 mai 2011

Julien et Dalila

Dans l'église qui est le théâtre de son premier meurtre, c'est en chat que le futur saint Julien abat sa baguette comme une griffe sur une souris blanche aux mouvements trop déliés pour le corps contraint du garçon en prière. Ce geste félin inverse l'ombre portée d'une scène qui figurait sur les carreaux colorés d'un vitrail, dans les brouillons du conte : un vitrail représentant Samson en proie avec le lion biblique.

Rappelons que Samson, en Hercule vétérotestamentaire, avait déchiré un lion à mains nues, puis passé son chemin. Revenant dans les parages quelques temps plus tard, il avait entrevu un essaim d'abeille dans les entrailles du lion, en avait récolté le miel et l'avait donné à manger à ses parents sans en indiquer l'origine. A quelques temps de là, ayant pris femme parmi "les filles des Pelichtime, ces incirconcis", il proposa aux invités de résoudre l'énigme suivante, que lui avait inspiré l'essaim d'abeilles dans les entrailles du lion:
Du mangeur est venu l'aliment et du fort est procédé la douceur. (Juges, 14, 14, Bible de Cahen)
La trahison des Pélichtime provoquera la colère de Samson. Mais on comprend pourquoi Flaubert a songé un instant à baigner le premier crime de Julien dans la lumière de Samson, puisque du cruel chasseur - lion miniature - devra procéder la douceur du saint, miel du Seigneur.

L'anecdote était bien connue du XIXe siècle, qui l'avait notamment recyclé dans la querelle de la génération spontanée : ainsi Pouchet, principal tenant de cette théorie, et ami de Flaubert, reproduisait l'anecdote dans son Hétérogénésie (sur le sujet, voir l'excellent article d'Agnès Bouvier, incessamment sous peu en ligne).

Flaubert, cependant, ne retiendra pas le motif du vitrail prédictif. Julien ne sera pas lion, mais loup : cœur féroce. Outre les prolongements animaux de la personnalité de Julien, il y a peut-être une autre raison à la disparition du vitrail. De fait, il était peut-être à craindre que le nom de Samson impliquât la légende plus célèbre encore de Dalila, c'est-à-dire d'Omphale, de Judith, de la femme fatale venant à bout du guerrier invincible. Et s'il fallait chercher une Dalila dans Trois contes, certes ce ne serait pas dans l'histoire de Julien qui n'a d'autre ennemi que lui-même et dont la femme n'est que le déclencheur involontaire du parricide, mais dans celle d'Hérodias, femme qui vient à bout de l'homme dédoublé en deux figures gémellaires : le lion rugissant (Jean-Baptiste) et le pleutre puissant (Hérode). Or, il semble bien que l'ombre de Samson, qui devait couvrir la première scène du crime du petit Julien, ait été déplacé sur les plaines de la Galilée, sous l'œil mélancolique d'Hérode accoudé au parapet de sa forteresse :
Les montagnes, immédiatement sous lui, commençaient à découvrir leurs crêtes, pendant que leur masse, jusqu'au fond des abîmes, était encore dans l'ombre. Un brouillard flottait, il se déchira, et les contours de la mer Morte apparurent. L'aube, qui se levait derrière Machaerous, épandait une rougeur. Elle illumina bientôt les sables de la grève, les collines, le désert, et, plus loin, tous les monts de la Judée, inclinant leurs surfaces raboteuses et grises. Engaddi, au milieu, traçait une barre noire ; Hébron, dans l'enfoncement, s'arrondissait en dôme ; Esquol avait des grenadiers, Sorek des vignes, Karmel des champs de sésame ; et la tour Antonia, de son cube monstrueux, dominait Jérusalem. Le Tétrarque en détourna la vue pour contempler, à droite, les palmiers de Jéricho ; et il songea aux autres villes de sa Galilée : Capharnaüm, Endor, Nazareth, Tibérias où peut-être il ne reviendrait plus. Cependant le Jourdain coulait sur la plaine aride.
Tout le conte tient dans cette paroi rocheuse de noms inconnus, quoique familiers. Le lecteur est transporté dans l'ignorance de ce qu'il croit connaître, les paysages bibliques au temps du Sauveur, rendus à leur irréductible étrangeté : toute édition des Trois contes connaît une explosion des notes pour conduire le lecteur dans le désert du dernier texte. Mais une fois les toponymes glosés, l'un d'entre eux résiste encore :
Il n'existe pas de ville nommée Sorek ; il s'agit en fait d'un torrent qui coule au nord-ouest de Jérusalem. Flaubert avait d'abord écrit Gazer, qui est le nom d'une ville située au nord de Machærous, mais qu'il est impossible d'apercevoir de la citadelle. Flaubert a choisi un nom de deux syllabes. (Pierre-Marc de Biasi, éd. GF, note 7, p. 150)
Or ce nom de deux syllabes apparaît une unique fois dans la Bible, à nouveau dans les Juges, histoire de Samson :
Il arriva après cela qu'il aima une femme dans la vallée de Sorek ; son nom (était) Delila. (Juges, 16, 4 - Bible de Cahen)
Excipiunt les histoires de cheveux coupés en quatre

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