jeudi 26 mai 2011

Tronçons coupés

Claude Pichois a depuis longtemps fait remarquer que les tronçons de serpent coupé à quoi le Spleen de Paris est comparé par Baudelaire dans sa lettre-dédicace, était une image issue de la jeunesse romantique de l'auteur. Voici un petit sac (ce billet) où jeter pèle-mêle quelques occurrences :

1) Byron, Marino Faliero, Le Doge de Venise (éd. Nodier, 1822) :

Dans l'édition Nodier (1822):
CALENDARO
Oui, cette pitié que méritent les tronçons divisés de la vipère mise en pièces qui s'agitent encore avec la dernière énergie du venin. Autant j'aimerais avoir pitié d'une des dents du reptile, que d'épargner un de ces patriciens. Ils sont tous les anneaux d'une longue chaîne. Ils ne forment qu'une masse, une vie, un corps. Ils mangent, ils boivent, ils vivent et s'unissent entre eux ; ils oppriment, ils égorgent de concert. Qu'ils meurent ensemble et du même coup.

Et dans celle de Laroche (1836) :
Calendaro
Oui, une pitié comme celle que méritent et qu'obtiennent les tronçons séparés de la vipère coupée en morceaux, alors que dans la dernière énergie d'une vie venimeuse, ils tressaillent au soleil d'un mouvement convulsif. Moi, en sauver un seul ! j'aimerais autant épargner une des dents du serpent : ce sont tous les anneaux d'une même chaîne ; ils ne forment qu'une masse, qu'une, vie qu'un corps ; ils boivent, mangent, vivent et procréent ensemble ; ils prennent leurs ébats, mentent, oppriment et tuent de concert ; – qu'ils meurent donc tous à la fois !

2) Paul de Saint Victor, dans La Presse (3 juin 1855), à propos d'Alfieri :
Que de vie nerveuse, dans ces vers concis, brisés tordus par l'ellipse, fendus en deux par de tranchantes répliques, qui s'agitent, se cherchent, se rejoignent, comme des tronçons de serpent coupé.
(le passage en précède un autre que Flaubert avait retranscrit pour le second volume de Bouvard et Pécuchet).

L'intérêt de cette occurrence est l'application de l'image au vers dramatique (la Pléïade donne une occurrence prose/poésie).

3) Les muscles de Mâtho, dans Salammbô, ressemblent à un serpent coupé.

4) L'image était bien plus ancienne, on la trouve dans les lettres et les écrits polémiques de Voltaire, tantôt appliquée par Voltaire aux jésuites :
Qui croirait que les jésuites eussent encore le pouvoir de nuire , et que cette vipère coupée en morceaux pût mordre dans le seul trou qui lui reste ?
et tantôt à Nonotte :
Vous voyez que les membres épars de la vipère coupée en morceaux, ont encore du venin.
Remarque, chez Byron aussi il s'agira de vipère. Ce qui fait soupçonner une origine naturaliste ?
Et en effet :

5) Dans son Histoire des sciences médicales (Paris, 1870), Daremberg semble confirmer l'origine naturaliste antique de ce trait vipérin :
Séverin a encore publié, en 1650, à Padoue, un volume intitulé : Vipera pythia, id est de viperae natura, veneno, medicina, demonstrationes et experimenta nova, en trois livres. Dans le premier, l'auteur étudie la nature, à la fois terrestre et céleste, de la vipère, les causes de ses vertus alexitères, ses mœurs, ses habitudes. Il signale la puissance vitale que conservent les tronçons d'une vipère coupée en morceaux ; il étudie son mode de génération (vivipare ; ovovipare aurait-il dû dire) ; sa structure, les histoires plus ou moins fabuleuses qu'on avait débitées ou qu'on débitait encore sur son compte. Dans le second livre, il recherche les sources et le siége du poison de la vipère. Le troisième est consacré à la préparation et aux propriétés de la thériaque.
CONCLUSIONS PROVISOIRES

- Le motif du serpent coupé, que l'on trouverait sans doute dans la poésie latine, dans les Géorgiques, par exemple, voire dans la patristique, semble s'être un temps fixé autour de la vipère, et pour signifier que même coupée en tronçons, la vipère restait dangereuse.

- Cette remarque confirme le danger latent au cœur de l'offrande baudelairienne, le serpent d'ironie qui, bien que tranché, haché, cache encore son venin sous les fleurs de rhétorique.

Excipit le petit sac venimeux

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