samedi 9 avril 2011

Python-pénis et femme-serpent

Dans un article en cours, je m'intéresse à la double postulation sexuelle du serpent, à la fois symbole phallique et femme (in)sinueuse. La métaphore, dans les deux cas, s'accompagne d'une métonymie et d'un changement d'échelles : le serpent est tantôt le corps entier de la femme, tantôt le seul membre viril. L'inverse est également vrai – le serpent peut devenir le partenaire sexuel d'une femme, ou ses ondulations, voire sa succion, signifier le sexe féminin. Mais ces projections psychiques sont en quelque sorte secondaires. En premier lieu, le serpent est femme, ou phallus.


Dans cet article qui fait le lien entre femme serpent et femme vampire, je privilégie l'exemple d'une scène censurée de Madame Bovary, où l'on voit Emma sucer le doigt blessé de Léon :
Un jour, en caressant son corsage, Léon se blessa le doigt à une agraffe [sic]. [Emma] se jeta dessus avec un cri, et se l'enfonça dans la bouche pour sucer le sang. Et mal posée sur un genou qui tremblait, pâle et les paupières battantes, elle semblait boire d'une aspiration longue et voluptueuse, et avec des inflexions de taille, tout en renversant sa jolie tête brune, comme un serpent tordu qui se régale en silence.
La scène se voulait une fellation déguisée, et elle est ouvertement vampirique. Toutefois, l'image finalement retenue par Flaubert avant de l'abandonner est celle du serpent qui se tord : le serpent féminin. Or, si l'on fouille plus profondément dans les brouillons, on voit que la blessure elle-même avait été comparée à une piqûre de serpent à sonnette, serpent muni de tous les attributs masculins de rigueur : raideur, piqûre, venin. Ici, je voudrais développer un autre exemple, plus fameux, et qui illustre mieux l'hermaphrodisme fondamental du serpent, avec ses changements d'échelles et ses inversions secondaires : l'épisode de Salammbô où l'on voit une princesse carthaginoise étreindre son python sacré.

Transposant une étreinte, et non une fellation (#1), on n'y trouve ni succion, ni vampire. Mais avant d'en citer un large extrait, notons un premier point commun entre cette scène et celle que nous venons de rappeler : Salammbô a du sang sur les doigts : avant de se déshabiller, la princesse a oint son pouce du sang « d'un chien noir égorgé par des femmes stériles, une nuit d'hiver, dans les décombres d'un sépulcre ». Ou comment recycler le goût du lugubre gothique sous les oripeaux de la magie antique : si l'on n'était sûr que Flaubert ne tînt ce détail de quelque texte ancien (ses scrupules et le détail des femmes stériles l'attestent suffisamment), on verserait la scène au dossier du vampirisme (paradigme lupin). D'ailleurs, Salammbô ne suce pas son pouce, mais « son ongle resta un peu rouge, comme si elle eût écrasé un fruit. » Sanglants préliminaires, la vierge écrase de son pouce un fruit qui dégage un parfum de chair féminine (#1bis). Mais passons à l'étreinte elle-même. Sur une mélodie de flûte et de cithare mêlées, Salammbô psalmodie. Soudain...
La lourde tapisserie trembla, et par-dessus la corde qui la supportait, la tête du python apparut. Il descendit lentement, comme une goutte d'eau qui coule le long d'un mur, rampa entre les étoffes épandues, puis, la queue collée contre le sol, il se leva tout droit ; et ses yeux, plus brillants que des escarboucles, se dardaient sur Salammbô (#2).

L'horreur du froid ou une pudeur, peut-être, la fit d'abord hésiter. Mais elle se rappela les ordres de Schahabarim, elle s'avança ; le python se rabattit et lui posant sur la nuque le milieu de son corps, il laissait pendre sa tête et sa queue, comme un collier rompu dont les deux bouts traînent jusqu'à terre. Salammbô l'entoura autour de ses flancs, sous ses bras, entre ses genoux ; puis le prenant à la mâchoire, elle approcha cette petite gueule triangulaire jusqu'au bord de ses dents, et, en fermant à demi les yeux, elle se renversait sous les rayons de la lune. La blanche lumière semblait l'envelopper d'un brouillard d'argent, la forme de ses pas humides brillait sur les dalles, des étoiles palpitaient dans la profondeur de l'eau ; il serrait contre elle ses noirs anneaux tigrés de plaques d'or (#3). Salammbô haletait sous ce poids trop lourd, ses reins pliaient, elle se sentait mourir ; et du bout de sa queue il lui battait la cuisse tout doucement ; puis la musique se taisant, il retomba.
Les métaphores et les connotations du texte se rapportant au serpent prennent en charge la description en creux d'une étreinte que le lectorat de l'époque n'avait pas manqué de relever (#4) : le serpent est à la fois un phallus qui se montre (« la tête du python parut »)(#5), se dresse et se raidit (« il se leva tout droit »)(#6), s'agite, puis retombe après que la sueur a roulé sur les corps (« comme une goutte d'eau qui coule »). Mais sa taille lui permet de « ramper » sur sa compagne, de l'enlacer comme un amant, bref en fait un serpent-homme dont la queue – phallus de ce serpent-phallus agrandi en homme – marque le tempo de l'étreinte en tambourinant la cuisse de la jeune femme(#7).


Mais de quelque bout qu'on le prenne, ce serpent est phallus. Car sa tête, la première à pointer par-dessus la corde, Salammbô l'applique sur ses lèvres entr'ouvertes, l'embrasse. Le python semble pour sa maîtresse ce « beau serpent que chérissent les filles d'Ève » dont parle la Tentation en 1848. A bien des égards, la scène carthaginoise répète l'hallucination de l'ermite, qui mimait déjà en demi-teinte l'acte de chair. Mais le fruit n'était pas écrasé sur le pouce, il passait des mâchoires du serpent à la main de la femme, qui se mettait à en « pomp[er] le jus » et à en « dévor[er] la chair » (#7bis). Dans le roman punique, s'il ne va pas jusqu'à la morsure, ni n'est retourné en succion, le baiser du serpent retrousse les dents de la jeune fille et sa tête – nouvelle métonymie – semble un nouveau phallus. A moins que par une manière de calque géométrique et fugitif, il ne faille deviner sous la tête-gland de la verge-serpent le ventre de la vierge, « gueule triangulaire » aux dents fantasmatiques et closes, encore, sur sa virginité. Il n'y a pas morsure. Mais quand Mâtho, bientôt, prendra le relais du serpent et ravira la fleur de la jeune femme, la chaînette d'or qui s'en portait garante en l'entravant aux chevilles, éclatera, « et les deux bouts, en s'envolant, frapp[eront] la toile comme deux vipères rebondissantes ». La toile en question désigne le zaïmph, mais n'annonce-t-elle pas l'hymen déchiré par ce pénis humain qu'annonçait une queue reptilienne rebondissant sur des cuisses offertes ?


Ainsi, la morsure reste au bord des lèvres, tapie dans un sourire, mais présente. Quant aux autres caractéristiques phalliques du serpent, elles saturent littéralement le texte. Le python est le type même du serpent mâle. Mais il n'est pas tout seul. Si, dans l'étreinte sacrée, Salammbô ressemble à une femme piquée par le serpent du plaisir (elle se renverse, halète, plie les reins, se sent mourir), elle avait commencé par psalmodier ses prières « avec un balancement de tout son corps » à quoi finirait par répondre le mouvement oscillant de la queue du serpent sur ses cuisses. Le python était d'abord phallus, puis homme. Salammbô quant à elle est une jeune femme que la perspective de l'étreinte change en serpent oscillant, par un mouvement mimétique. Dans cet épisode, la métamorphose en femme-serpent n'est pas achevée. Elle n'est qu'à l'état de trace, dans l'entremêlement des deux corps, et dans ce mouvement de balancier, à quoi l'on reconnaît le monstre femelle. Car monstre femelle il y a.

Lorsque Salammbô était apparue la première fois à Mâtho, ce n'était pas psalmodiant, mais murmurant sur sa lyre et se lamentant des ravages causés par les barbares dans les jardins d'Hamilcar, à Mégara. Elle commença par évoquer « le génie de [s]a maison, [s]on serpent noir » qui sur son appel suivrait le sillage de son bateau sur les flots. Mais bientôt le murmure se fait chant et dans le sillage du python, c'est un héros qui est chanté pour avoir entrepris de « venger la reine des serpents » :
Il poursuivait dans la forêt le monstre femelle dont la queue ondulait sur les feuilles mortes, comme un ruisseau d'argent.
Nulle doute que cette vengeance appelée par Salammbô n'opérât dans l'esprit du lecteur une identification entre celle-ci, cette reine, et ce serpent femelle. Du moins si l'esprit du lecteur est fait comme celui de Mâtho, qui, bientôt malade d'amour, imiterait la voix de Salammbô et répèterait ces mots d'une langue à lui inconnue :
Il poursuivait dans la forêt le monstre femelle dont la queue ondulait sur les feuilles mortes, comme un ruisseau d'argent.
Mâtho n'aura pas même changé une virgule. Mais il aura, en traînant la voix, peut-être songé au sillage de poussière laissé par un char dans la plaine où Salammbô s'enfuit, après le festin, et qu'il poursuit du regard tandis que le moyeu d'or du char brille et qu'un "grand voile, par derrière, flottait au vent". Nul doute qu'en imitant sa dulcinée, Mâtho ne projette sur cette dernière les paroles mêmes de son chant, donnant raison aux balancements réguliers de la danseuse dans sa propre imitation du python.

La fameuse scène mettait donc bien face à face deux serpents de sexe opposé, et dont les genres se mêlaient. Et se mêlaient dans les deux sens : de même que la femme serpent était masquée par le serpent homme, de même le sexe féminin se cachait derrière la tête triangulaire de ce python-phallus, et de même ici, le ruisseau d'argent du monstre femelle peut être aisément lu au prisme masculin du désir (#8). Cet hermaprodisme latent (tirant vers le féminin dans la scène autocensurée de Madame Bovary, vers le masculin dans la scène très remarquée de Salammbô), Flaubert lui donne un dernier équilibre en 1868, dans L'Education sentimentale.

Rosanette, affublée en bayadère de salon pour le bon plaisir du prince qui l'entretient, propose à Frédéric en visite de partager un narguilé :
Puis une langueur la saisit ; et elle restait immobile sur le divan, un coussin sous l'aisselle, le corps un peu tordu, un genou plié, l'autre jambe toute droite. Le long serpent de maroquin rouge, qui formait des anneaux par terre, s'enroulait à son bras. Elle en appuyait le bec d'ambre sur ses lèvres et regardait Frédéric, en clignant les yeux, à travers la fumée dont les volutes l'enveloppaient. L'aspiration de sa poitrine faisait gargouiller l'eau, et elle murmurait de temps à autre : “Ce pauvre mignon ! ce pauvre chéri !”
Et maintenant, quizz.

Parmi les éléments suivants :

a) "corps tordu"
b) "jambe toute droite"
c) "anneaux de serpent rouge s'enroulant au bras de Rosanette"
d) "baiser appuyé sur le bec d'ambre du narguilé"
e) "yeux qui clignent"
f) "volutes enveloppant le corps de la jeune femme"

quels sont ceux...

1) qui relèvent du serpent lascif mâle ?
2) qui s'abaissent au serpent lascif femelle ?
3) qu'on trouvait à Rouen ?
4) à Carthage ?
5) chez Lamartine :
Quand, ta main approchant de tes lèvres mi-closes
Le tuyau de jasmin vêtu d'or effilé,
Ta bouche, en aspirant le doux parfum des roses,
Fait murmurer l'eau tiède au fond du narguilé. (#9)
Comparer, conclure.

Questions Bonus :

1) Qu'ont ces trois héroïnes de Flaubert en commun ?

a) Emma Bovary
b) Rosanette Bron
c) Salammbô Barca

2) Et à part l'initiale de leur nom de famille ? (Vous classerez de la plus explicite à la moins explicite.)

3) Revoir votre classement. (Indice : cela est-il une pipe ?)

4) Considérant que les lexicographes datent le sens libre de la pipe de la première moitié du XX siècle, revoir votre classement.

5) Considérant :

a) qu'il n'est aucun besoin, pour se faire phallus, de valoir fellation et pour la soupçonner qu'il le suffit en bouche
b) qu'en Flaubertie cigare est verbi gratia phallus, et rien de plus
c) que pipe est sœur du cigare, et cette pipe-là, cousine du serpent
d) que cette même pipe est même type à eau
e) que femme point pipe ne fume, à moins de finir bayadère
f) que d'ailleurs “avaler la fumée" est expression voisine et qui dit-on remonte à ces eaux-là

Revoir votre classement

6) Considérant l'extrait suivant de Madame Bovary :
Souvent même elle mettait entre ses dents le tuyau d'une grosse pipe qui était sur la table de nuit, parmi des citrons et des morceaux dé sucre, près d'une carafe d'eau.
Revoir votre classement.

7) Considérant ce passage de la vulgate :
tria sunt difficilia mihi et quartum penitus ignoro : viam aquilae in caelo viam colubri super petram viam navis in medio mari et viam viri in adulescentula
talis est via mulieris adulterae quae comedit et tergens os suum dicit non sum operata malum
Ou de la bible de Cahen :
Trois me sont impénétrables, et quatre que je ne comprends pas : La trace de l’aigle au ciel, le chemin du serpent sur le rocher, le passage du vaisseau au milieu de la mer, et la voie de l’homme près de la jeune femme. Telle est la manière de la femme adultère : elle mange, s’essuie la bouche et dit : Je n’ai pas fait le mal.
Quand donc laisserez-vous ce classement en paix ? (#10)

Excipit la femme-serpent-phallus

1 Encore qu'il y ait - ainsi que nous verrons - baiser préliminaire.

1bis Ce fruit rouge écrasé dont coule le sang semble être le raisin, auquel le verbe est lié par l'activité de vendange (Salammbô oint également son talon, et ailleurs dans le livre, de jeunes guerriers sont tués, « écrasés comme le raisin »). Les « grappes de la vigne », depuis la Bible et Baudelaire, ce sont les seins. Mais c'est aussi la fleur de la femme, le grenadier qui pousse. Or, dans cette Carthage antique, ce fruit rouge écrasé et dont coule le sang fait également songer à une grenade : le texte avait déjà comparé la bouche de Salammbô, « rose », à « une grenade entrouverte » et Mâtho, dont le Python annonce l'étreinte prochaine avec la vierge, insisterait bientôt pour « qu'elle mît entre ses lèvres le quartier d'une grenade ». Toujours dans le cantique des cantiques, les joues de la bien aimée sont de même des « moitiés de grenade ». Et la comparaison du fruit éventré avec le sexe féminin était traditionnelle. Cela dit, la fraise ou la framboise qu'éveillent également l'image chez le lecteur français siéent aussi aux bouches féminines.

2 Certains serpents fabuleux (au premier rang desquels la Vouivre) étaient censés porter au front une escarboucle. On en trouve ainsi au front d'un "lézard géant qui se réveille tous les siècles" dans La Tentation de Saint-Antoine : en 1874, 1856, et 1848 (où c'est encore un rubis). Rappelons que selon Littré, l'escarboucle était le "Nom que les anciens donnaient aux rubis."

3 Ce python sacré ressemble comme deux gouttes d'eau au python sacré des Ophites, dont les Tentations de Saint Antoine de 1848 et 1856 relatent la rencontre avec la première femme : un « grand serpent noir qui [a] des taches d'or comme le ciel a des étoiles »

4 A ce sujet, voir l'échange fameux avec Sainte Beuve.

5 Ailleurs, le python se dégage de sa mue « comme un glaive à moitié sorti du fourreau. »

6 De même, les trompes d'éléphants de combat, « barbouillées de minium, se tenaient droites en l'air, pareilles à des serpents rouges ». Que l'image sanguinaire soit ici appliquée à la guerre ne change rien à notre érotique affaire. D'ailleurs le serpent étant ailleurs rapproché du phallus par l'image classique du glaive et du fourreau (la vaginaest en latin le fourreau de l'épée). La critique a souvent noté que la mue (et donc l'image explicite du fourreau) a lieu après la double étreinte de Salammbô avec le python, puis avec Mâtho.

7 Les images proviennent de l'excellent site Salammbô illustré, qui collecte un nombre impressionnant d'illustrations du roman.

7bis Notons qu'un passage du Cantique des Cantiques récrit le péché originel sous des couleurs riantes où l'on a pu voir l'évocation d'une fellation : "Tel qu'est un pommier entre les arbres des forêts, tel est mon bien-aimé entre les enfants des hommes. Je me suis reposée sous l'ombre de celui que j'avais tant désiré, et son fruit est doux à ma bouche" (Ct. II, 3, Bible de Sacy).

8 Et comparé aux "visions" de Marie dans Novembre, visions dans lesquelles “des formes inconnues remuaient, comme du vif-argent répandu”.

9 Vers tirés du Voyage en Orient de Lamartine (Bruxelles, 1835, t. 1, p. 187). On remarquera le glissement de l'Orientale à la Parisienne déguisée.

10 Les gagnants recevront une copie grandeur nature de La Terrasse de Salammbô, de M. Bruce Krebs.

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