J'étais assis dans le secteur de la Bibliothèque nationale de Berlin consacré à l'Europe de l'Est. En face de moi flottait au vent un drapeau que je regardais désormais presque machinalement, car il avait déjà été l'objet de mon attention soutenue, quelques temps auparavant. Il y avait une ou deux semaines, en effet, je m'étais assis là, plus maussade qu'à l'ordinaire, plus fourvoyé, aussi, dans ce refus de la vie que peut être parfois la lecture assidue des livres, assidue, mais non plus saine. Ce que dit Baudelaire des mauvais livres dont la lecture donne une envie de grand air proportionnelle peut l'être aussi des bons. Tout est une question de morale. J'étais à ruminer ces pensées nietzschéïsantes quand le mot EVIL vient les résumer devant mes yeux. Puis je m'étonne que le mot EVIL flotte sur un drapeau qui claquait en silence derrière les vitres, au loin, entre ma table et le musée d'art moderne, et sur quoi mes yeux, machinalement s'étaient posés. L'inconscient a l'œil du lynx, la griffe du chat et le bond du tigre et c'est dans cet ordre que les choses se sont passées : le mot s'est affiché, puis je me suis rendu compte que je l'avais lu, puis où je l'avais lu, puis cela m'a surpris, et j'ai regardé, j'ai rappelé les brebis dispersées de mon attention et les ai rassemblées, j'ai regardé, et j'ai compris mon erreur : le drapeau était destiné aux visiteurs du musée et je lisais l'envers : ce qui était imprimé sur la toile, c'était le mot LIVE. On se serait cru dans un conte de Poe. Mais quelques jours plus tard, que je me sentais revivre et n'y resongeais plus, je lève le nez entre deux phrases et remachinalement lis : LIVE. Nouveau temps de latence, nouvel étonnement, nouveau tilt : ce n'est pas que le drapeau soit dirigé pour tel ou tel, c'est le vent qui en tournant dira si aujourd'hui l'on doit lire d'est en ouest ou du nord au sud. Durant les jours qui suivirent, j'évitais cette place car je craignais d'y voir un baromètre de mes humeurs, et une telle superstition ne manque pas d'avoir son effet sur nos journées, comme en témoignent les bulletins météhoroscopiques diffusés chaque matin sur les ondes, bonnes ou mauvaises. Mais cela faisait, disais-je, quelque temps. Aujourd'hui, j'avais déjà repris mes habitudes depuis un jour ou deux et je m'étais rassis face au musée, devant la glace et les drapeaux. Un coup d'œil en arrivant m'avait tout de même averti que l'absence de vent sonnait la trêve des pile ou face, et faisait, pour ainsi dire, tomber le drapeau sur sa tranche.
J'étais donc en train d'écrire. Enfin, j'étais en train de réfléchir à ce que j'allais écrire, car je m'étais remis au travail, après avoir songé aux dangers, pour l'exégète, de vouloir, dans une sorte d'hybris interprétative, pousser ses chiens toujours plus loin et sa proie dans d'improbables retranchements, d'où elle a souvent tôt fait de s'évaporer, comme le cadavre dans les lieux clos des romans policiers. Je me disais que ce devait bien être quelque chose qui m'intéressait vraiment, puisque ça revenait sans cesse sous ma plume et dans ma tête. Mais j'étais revenu à mes moutons.
J'étais donc en train de réfléchir à ce que j'allais écrire, quand devant moi quelque chose ondula. Et bientôt je n'étais plus que cette forme se métamorphosant en cette autre. Latence, regard, compréhension : le vent s'était levé et faisait ondoyer le drapeau blanc où je lisais naguère livevil en rouge, dans le fin encadré au sommet du drapeau. Je n'avais, selon la loi édictée par Poe dans La lettre volée, pas encore prêté attention aux caractères noirs et plus épais qui se déroulaient dessous, dans le même sens, à savoir de bas en haut et la base des lettres côté hampe.
RUDOLF STEINER LIVE
Le tout, vertical. Ce qui ondulait sous mes yeux, c'était le S serpentant sur le tissu sinusoïdalement déformé par le vent. Et à chaque ondulation transverse par rapport à la lettre, il y avait un moment où le lacet central du S disparaissait de part et d'autre de la toile, ne laissant que deux cédilles orphelines et bientôt accolées l'une à l'autre: formant un rond hermétiquement clos, cercle parfait se maintenant un instant avant de se dissoudre à nouveau et continûment jusqu'au nouvel équilibre de la lettre initiale, bientôt redisloquée et reconfigurée : passée de S à o.