jeudi 6 janvier 2011

Gustave Flaubert chez le teinturier


Dans Madame Bovary, Charles est envoyé à la ville pour étudier la médecine. "Sa mère lui choisit une chambre, au quatrième, sur l'Eau-de-Rebec, chez un teinturier de sa connaissance". Charles habitera donc le quartier des teinturiers, "ignoble petite Venise" où se déversent les teintures dans la rivière.

Après la parution de Salammbô, l'historien Frœhner reprochera à Flaubert de "nous parle[r] de la rue des Tanneurs, du faubourg des Parfumeurs, du quartier des Teinturiers", dont il n'avait aucune preuve tangible. Flaubert concèdera n'avoir "aucun texte pour [lui] prouver qu'il existait une rue des Tanneurs, des Parfumeurs, des Teinturiers", mais que c'est "en tout cas une hypothèse vraisemblable".

Antoine, en 1874, hallucine Alexandrie:
Sur l' uniformité des maisons blanches, le dessin des rues jette comme un réseau noir. Les marchés pleins d' herbes y font des bouquets verts, les sécheries des teinturiers des plaques de couleurs, les ornements d' or au fronton des temples des points lumineux
La scène date de 1874 et n'apparaît pas dans les versions précédentes, antérieures à Salammbô. Flaubert persiste et signe, faisant la nique à l'historien: une ville antique, ça a des marchés-aux-herbes et des quartiers de teinturiers (les tanneurs et les parfumeurs, peut-être, se prêtant moins à une hallucination visuelle).

Mais ce ne sont pas les seuls teinturiers de La Tentation. En 1856, il n'y en a pas. Mais dans la toute première version, il y a une occurrence, qui ne peut être influencée par Salammbô, et pourtant...

Il s'agit de l'épisode vampirique. Apollonius de Tyane délivre un disciple de sa future épouse, une empuse.

La scène ne se passe ni en Alexandrie, ni à Carthage, mais à Corinthe. Voici le passage qui m'intéresse:
Ce disciple s' appelait Ménippe. Un soir il rencontra une femme qui le prit par la main. [...] Cette femme lui dit qu' elle était phénicienne et qu' elle demeurait près de la ville, dans le faubourg des teinturiers.
Puis Antoine demande grâce, et aux visions de s'en aller.

Ce qui est intéressant, c'est que dans le texte où Flaubert a puisé, et qu'il avait pris en notes quelque temps plus tôt (manuscrit consultable en ligne sur Gallica, ici), Philostrate écrivait seulement :
Cette femme prit Ménippe par la main & lui dit qu'elle l'aimoit depuis long-temps; qu'elle était Phénicienne; qu'elle demeuroit près de Corinthe, dans un fauxbourg qu'elle nomma. (édition consultable sur GooBooks, )
Par la suite, le détail "par la main" et la précision de quel faubourg disparaissent.

Plusieurs choses. D'abord la coïncidence entre Corinthe et Carthage. Ensuite, que dans ces trois villes antiques, et à trois âges de sa vie, Flaubert imagine un quartier des Teinturiers. Enfin, si une "hypothèse est vraisemblable" entre toutes, c'est qu'une grande ville devait bien posséder son quartier de prostitution. Le quartier des teinturiers antiques serait le quartier de la prostitution.

La Phénicienne de 1848 semble justifier cette hypothèse. Carthage était réputée pour sa prostitution sacrée. Et le geste initial de l'inconnue est, au XIXe siècle, un geste caractérisé de racolage (#1). Flaubert aura donc interprété la leçon du texte ("un faubourg qu'elle nomma") comme un euphémisme, et il l'aura explicité par le quartier qui, pour lui, était le quartier par excellence de la prostitution.

L'hypothèse qui vient d'emblée est que Flaubert s'inspire de son voyage en Orient. Mais il y a un problème de dates: la première version du drame était terminée avant le départ. Resteraient deux hypothèses : l'hypothèse du document (préparatoire au voyage, par exemple). Et l'hypothèse rouennaise.

Je n'ai pas trouvé que le quartier rouennais de la prostitution ait un quelconque rapport avec l'Eau-de-Rebec. Mais

1) L'argument syllogique : Rouen était connue pour ses indiennes. Les teinturiers devaient donc former une partie importante de la population ouvrière. Le 19ème siècle liait prostitution et ouvriers.

2) L'argument sur lexique : Flaubert emploie dans sa Vie de Cruchard l'expression rouennaise : "parler purain". Littré précise : "langage des ouvriers de Rouen". Et les éditeurs : "vient sans doute des ouvriers teinturiers, qu'on appelait familièrement des purins, parce qu'ils utilisaient l'urine humaine pour la préparation de leurs teintures (Henry Moisy, Dictionnaire du patois normand, Caen, Deslesques, 1887)". Outre que cela confirme, par la langue, l'identification rouennaise de la figure de l'ouvrier dans celle du teinturier, un "purin" ou "purain" faisait un bon ménage de langue avec la putain.

3) L'argument suranné : de par son activité même, tout teinturier doit vivre dans une maison située au bord de l'eau (#2). C'est en déménageant chez le teinturier, dans ce premier [bordəlo], que Charles "prit l'habitude du cabaret [et] connut enfin l'amour"(#3).

4) L'argument de la marine : dans Bouvard et Pécuchet, quand les deux bonshommes regardent les passants passer et le chaland chauffer, paraît "une fille de joie, avec un soldat". Soldats et marins formant le contingent apparent des clients de la prostitution dans les représentations sociales. Or, dans Salammbô, Malqua est le nom unique du "quartier des gens de la marine et des teinturiers". Et l'on ne serait pas loin de penser : des marins et des maquereaux (#4). D'ailleurs, comme le fait remarquer Camille Saminadayar-Perrin, "les prostituées de Malqua sont les premières à rejoindre les mercenaires" (#5).

5) L'argument psycho-psychi : dans la cuve du teinturier est plongée l'étoffe qui en ressort rougie, etc. (#6)

6) Enfin l'argument symbolique : la "cuve" du teinturier apparaît d'ailleurs dans la correspondance et Hérodias. Elle mérite développement.

Dans la Correspondance, l'occurrence se trouve dans une lettre à Louise Colet, 1853 :
Est-ce que l'âme d'un Véronèse, je suppose, ne s'imbibait pas de couleurs continuellement, comme un morceau d'étoffe sans cesse plongé dans la cuve bouillante d'un teinturier ? Tout lui apparaissait avec des grossissements de ton qui devaient lui tirer l'oeil hors de la tête.
La cuve du teinturier ressemble à un chaudron d'enfer où le génie créateur est plongé. Que le génie soit un peintre aide à la comparaison, mais on sait combien la couleur comptait pour Flaubert qui voyait Madame Bovary en gris et Salammbô en pourpre.

Du reste, la violence contenue dans cette image explose dans l'anathème de Jean-Baptiste:
Il faudra, Moab, te réfugier dans les cyprès comme les passereaux, dans les cavernes comme les gerboises. Les portes des forteresses seront plus vite brisées que des écailles de noix, les murs crouleront, les villes brûleront ; et le fléau de l'Eternel ne s'arrêtera pas. Il retournera vos membres dans votre sang, comme de la laine dans la cuve d'un teinturier. Il vous déchirera comme une herse neuve ; il répandra sur les montagnes tous les morceaux de votre chair !»
Le teinturier teint les étoffes, mais surtout, il les rougit.

Or (psycho-psychi's back) la violence qui fait couler le sang en abondance est, chez Flaubert, avant tout une violence sexuelle. Les noces de Luxure et de Mort sont, sous sa plume, sanguinaires en diable. Ici-même, d'ailleurs, on pourrait, à côté du cyprès funèbre et du caveau-caverne, relever la présence du passereau, avis salacissima (voir ), et des gerboises, décrétées impures par le Lévitique.

Bref, dans la cuve du teinturier mitonne l'ombre du Marquis de Sade.

Excipiunt les prostitutions teinturières

6 commentaires:

  1. (#1) Outre ce, et dès le poème inaugural de Goethe (La Fiancée de Corinthe, précisément), la vampire croise sur son chemin la prostituée, comme elle "créature" de la nuit et de la luxure.

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  2. (#2) A la fin de "L'Education sentimentale", Flaubert semble jouer sur l'homophonie de ce "bord de l'eau" auprès duquel est sise la maison close de la Turque, à qui les deux héros, adolescents, avaient rendu une visite remarquée, quoique précisément tombée à l'eau...

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  3. (#3) Au début de "Bouvard et Péchuchet" - qui est en quelque sorte la suite de la fin de "L'éducation sentimentale" - les deux bonshommes voient un ivrogne, et enchaînent sur "le problème ouvrier", avant, bientôt, de voir passer la prostituée, soldat au bras. Bref, ivrognerie implique problème ouvrier, et les bâtons rompus de la conversation sont du bois des idées reçues.

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  4. (#4) Littré donne à ce "terme qui ne se dit pas en bonne compagnie", l'étymologie suivante : "Wallon, maca, maquerelle, makerot, maquereau ; namur. makerale, maquerelle. On le tire du flamand makelaar ; allem. Mäkler, entremetteur", ce qui phonétiquement, nous amène bien près de "Malqua".

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  5. (#5) Camille Saminadayar-Perrin, "L'archéologie critique dans Salammbô", in "La Mémoire des villes", dir. Y. Clavaron, B. Dieterle, PU St Etienne, 2003, pp. 41-56, ici p. 47. Voir aussi, même page : "l'espace urbain ne fait pas l'objet d'une reconstitution muséographique aboutissant à l'équivalent textuel d'une maquette; au contraire, il s'agit de montrer l'interaction complexe entre la mémoire historique et officielle des monuments, et les logiques urbanistiques qui inscrivent obliquement dans la cité (dans n'importe quelle cité, ancienne ou moderne) son passé et ses représentations sociales". Ajoutons: les représentations sociales des cités modernes pouvant à l'occasion "déteindre" sur la cité antique.

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  6. (#6) On pense, via Montaigne, à la "lota mentula lana" de Martial, et autres mentules molles comme une étoffe mouillée.

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