Comme le royaume des hommes, le règne vampirique se divise en deux catégories bien distinctes : les vampires mâles et les vampires femelles. Tous deux ont une existence allégorique assez transparente. Le vampire, c'est le séducteur. La vampire, c'est la séductrice. Mais pour qui a lu quelques romans, ou vécu un peu en pays humain, c'est suffisamment dire la divergence des connotations attachées à chacune des figures et le traitement que leur réservèrent nos auteurs.
Respectons la chronologie, et commençons par son versant mâle. Vous êtes Marguerite, la pureté alliée à la virginité, vous êtes la victime. Vient un monstre qui vous plante ses crocs dans le cou, fait couler votre sang, et, métamorphose irrémédiable, change la jeune fille en cadavre ou la fait accéder définitivement à la communauté inconnue des vampires. Il ne faut pas être grand clerc pour voir dans la terreur suscitée la transposition d'une scène de défloration. Du reste, la morsure du vampire ne cessera jamais vraiment de désigner obliquement un acte charnel. Mais l'imaginaire est, comme toute production humaine, une fonction du temps.
Dans True Blood la double trace des crocs dans le cou des personnages féminins vient remplacer – pour signifier, quand le foulard est arraché, leur union avec un vampire – le traditionnel « suçon », si prégnant dans la culture adolescente. Mais l'héroïne, vierge, elle aussi, et bientôt déflorée par son amant vampire (), ressemble d'assez loin à la Marguerite de Goethe, et de très près aux princesses télévisuelles, dont les caprices n'ont de cesse de faire tourner chèvre leur boy-friend officiel : en 1820 comme en 2011, la jeune fille est un concept, et son étude relève de l'histoire des mentalités (). De même, le mariage, l'acte de chair, la peur, les serpents, les vampires. Plus que d'invariants psychanalytique que nous verrions à l'œuvre dans le mythe (et qui le travaillent en effet), il nous faut plutôt, à l'instar des scénaristes de True Blood qui font de leurs vampires une minorité ethnique luttant pour la reconnaissance de ses droits, historiciser l'inconscient, socialiser le phénomène, c'est-à-dire commenter cette prédilection du monstre romantique pour les jeunes filles romantiques et rendre compte du succès furibond () que le premier Vampire français rencontra sur les planches du théâtre de la Porte Saint Martin, notamment auprès du public féminin. Une corde sensible – une corde d'époque – avait été pincée.
Son auteur en est le premier conscient. En faisant la promotion de son monstre auprès des « amateurs de sensations fortes », Charles Nodier ajoutait aussitôt : « les femmes surtout voudront voir ce fantastique personnage », qu'il s'empressait de comparer à Lovelace et à Don Juan. Or, la mention de ces grands séducteurs littéraires indique suffisamment que la clef du mythe ne lui était pas plus inconnue que la clef du succès (qu'il n'avait probablement pas imaginé tel). Bien plus, il avait confié, dans la scène d'exposition de son mélodrame, la description du monstre... au génie du mariage(), Nodier lui faisant même préciser que le vampire exerce sa fatidique activité « de préférence sur la couche virginale et sur le berceau ». Cette lecture n'est pas le seul fait du dramaturge, il est constitutif de la conscience du mythe en son essor. Lorsque, en 1856, Paul Féval, cherche à décrire sa première rencontre avec un vampire littéraire, il ne peut retrouver les noms du bourreau et de sa victime. Il les baptise donc des noms génériques de Faust et de Marguerite, tout en justifiant son choix de la façon suivante :
Qu'est le chef d'oeuvre de Goethe, sinon la splendide mise en scène de l'éternel fait de vampirisme qui, depuis le commencement du monde, a desséché et vidé le coeur de tant de familles ?
Créature de prédation, le vampire avait donc une fonction précise : il représentait – aux yeux des contemporains mâles – le désir sexuel, en tant que celui-ci est une menace pour le mariage et son « génie », pour l'honneur, la famille. Mais on aurait tort de reporter sans la questionner cette séparation tracée par des hommes au-dessus d'une « couche virginale » entre bon génie du mariage et mauvais génie d'une séduction sanguinaire. Dans la plupart des récits de vampire, et contrairement à Lovelace ou à Don Juan, le monstre se marie, et change la nuit de noces en festin (). De même, l'engouement du public féminin pour cette créature de la nuit et du sang trahit probablement la condition réservée à la jeune femme par le mariage lui-même. Pour la jeune fille, l'opposition n'est en effet pas tant entre le mariage et son dehors, qu'entre le mariage et son avant. Bref, il n'y a aucune raison pour ne pas réinjecter la dichotomie susdite à l'intérieur même de l'union conjugale, dont les conditions sociales laissaient encore bien souvent la part charnelle dans la nuit la plus close. L'épouse connaissant le fiancé, non l'époux, le viol de Frollo pouvait l'attendre sur sa couche nuptiale.
Dixit le jeune narrateur de
Novembre, en 1842 :
À ses yeux, celui qui, appuyé sur le Code civil, entre de force dans le lit de la vierge qu’on lui a donnée le matin, exerçant ainsi un viol légal que l’autorité protège, n’avait pas d’analogue chez les singes, les hippopotames et les crapauds, qui, mâle et femelle, s’accouplent lorsque des désirs communs les font se chercher et s’unir, où il n’y a ni épouvante et dégoût d’un côté, ni brutalité et despotisme obscène de l’autre.
Ainsi, l'homme vampire ne serait ni plus ni moins qu'une projection du danger et de la fascination que représentent pour la femme de 1820 la sexualité masculine, et ce, quelle que soit la perspective adoptée, point de vue de l'homme ou point de vue de la femme programmé par l'homme (joies et terreur de la prédation, désir hors mariage, séduction, nuit de noces). Inversement, la femme vampire sera bientôt – du point de vue de l'homme d'alors – une projection du danger fascinateur que la sexualité féminine faisait peser sur sa virilité. La misogynie du mythe est ici plus nettement perceptible. Car, je vous le demande
quelle est le chef d'œuvre de Dieu, sinon la splendide mise en scène de l'éternel fait de vampirisme qui, depuis le commencement du monde, a desséché et vidé le cœur de tant d'hommes ?
Moyennant ces ajustements minimes, la phrase de Féval donne en effet la formulation la plus courante des périls liés à la nouvelle figure (à quoi cet écrivain consacre son roman, le premier de la littérature française ). Il faudrait seulement ajouter ce que le romancier lui-même ajoute dans le corps de son ouvrage, à savoir la propension de la vampire à pomper non seulement le cœur, mais les finances de sa victime, ou, pour le dire cette fois avec Gautier, sa propension à « boi[re] un Européen en trois semaines [en le laissant] sans une goutte d'or ni de sang ».
Dans ce passage (), Théophile Gautier compare plus précisément les « terribles Javanaises » à « ces gracieux vampires » dont nous venons de rapporter l'effet sur les « Européens ». Ce faisant, Gautier croisait deux tentatives d'incarnation de la femme fatale : par vampirisme et par exotisme. Cette rencontre entre le stéréotype de la femme noire () et le motif de la vampire ne sera pas la dernière. Dans mon très cher True Blood, le problème des droits des vampires est très explicitement comparé à la ségrégation des noirs (et des homosexuels). Les personnages le manifestent par leurs discours... et leurs amis : Sookie, l'héroïne dont le petit ami est vampire, a pour meilleure amie d'enfance le personnage noir féminin de la série (dont le cousin – black and gay – se prostitue à des vampires homosexuels). Les préjugés raciaux sont dénoncés chez les hommes, blancs ou noirs, comme chez les monstres, hommes ou femmes. Le parallèle culmine peut-être avec ce brave homme accoudé au comptoir d'une pâtisserie, petit vieux bedonnant qu'on nous présente comme le noir sympathique en diable, gourmand de même, grisonnant, et qui finit – à la stupeur effarée de Sookie – par préciser que la serveuse sauvagement assassinée, la gentille Jenny qui était si souriante quand elle lui apportait son gâteau préféré, Jenny avait couché avec un vampire et l'avait donc un peu cherché. Et pourtant... Lorsque notre belle et appétissante vierge est confrontée pour la première fois à un groupe de méchants vampires (il y a les bons, comme Bill, et il y a les méchants, comme eux), tous plus cruels et plus lubriques les uns que les autres, la joyeuse troupe se compose de trois hommes blancs, et d'une femme élancée, sinueuse, insinuante, à demi-nue, et noire : coiffée selon la mode afro des années 70. Et, ô délices de la permanence,
cette incarnation d'une luxure de série B s'avère alors la face diable de l'ange blanc, l'ex inévitable, la seule mais nécessaire rivale que connaît la pure jeune fille, l'impassible Bill ayant autrefois cédé aux charmes sulfureux de ce démon noir en maillot de bain rouge, il y a de cela quelques siècles, et une fois, oh ! rien qu'une fois (précise-t-il). Mais revenons plutôt à nos bains de sang et d'or.
Selon qu'il est homme ou femme, et vous l'inverse, le vampire vous fera donc perdre avec votre sang l'honneur ou la fortune (). Et puisque l'argent – sous régime capitaliste tout au moins – est une manifestation privilégiée de la virilité, c'est tout naturellement que le mythe, en changeant de sexe, puise dans les acquêts sémantiques du mot et vide, avec le cœur, la bourse de sa victime. Mais si l'on regarde attentivement ces deux exemples, on voit qu'il y a entre « dessécher et vider le cœur d'une famille » et « boire un Européen sans lui laisser ni or ni sang », des filtres qu'on retire : d'une locution l'autre, on se rapproche, en décrivant la perte, du geste de succion (dessécher, vider, pomper), et cette perte elle-même concerne l'homme, la victime, non le cœur de sa famille. En d'autres termes, l'interprétation du vampirisme féminin reste concrète, directe et sanguinaire, quand son pendant masculin avait tendance à se perdre dans l'abstrait. Une conjecture serait de généraliser ces exemples () : l'idée d'un vampire qui viderait le cœur d'une femme n'a – dans le mythe du vampire byronien – tout simplement aucun sens (). Au contraire, la vampire suce le cœur de l'homme et le vide, car la hantise de l'homme en ces années 1830, ce n'est apparemment pas d'être défloré, mais dévoré (). Et plus encore que dévoré, vidé : supé (). L'invariant psychique semble assez évident (). Mais l'investissement qui en est fait est derechef un trait d'époque, et un trait peu galant. Le danger, la hantise, c'est la vacuité. Et la femme lascive est le risque de cette vacuité, de ce désert intérieur produit par une passion dévastatrice (), qui vous ruine son homme au-dedans comme au-dehors, pille non seulement son or, mais les richesses de son esprit, bref, et pour le dire à nouveau avec Théophile Gautier, décidément le maître ès vampires féminins (), une « passion [qui vous] tarit en quinze jours [non seulement] le sang, [mais] la moelle et l'âme d'un Européen ». L'image peut alors coïncider avec l'idée – tout aussi ancrée dans la rhétorique misogyne – d'une vacuité féminine constitutive. Alors, la menace d'être absorbée par une femme vampire, c'est celle d'être fait femme soi-même, de remplacer sa plénitude virile par un vide féminin. Ainsi, chez Octave Feuillet :
Je ne vous dis pas qu'elle vous ruinera, quoique ce soit la vérité […] Je vous dis que si vous laissez ce vampire appliquer sa lèvre glacée sur votre sein, il ne s'arrêtera pas qu'il n'en ait retiré et qu'il n'ait flétri tous les dons que Dieu y a versés avec plénitude ; il ne s'arrêtera pas qu'il n'ait fait en vous le vide et le désert qui sont en lui.
Non seulement le contexte, mais le tropisme misogyne empêchent toute lecture fautive de ces pronoms masculins : ce vampire est évidemment une femme (). On remarquera seulement que le genre du pronom a déteint sur le sexe... de la victime : si l'effet est bien, et par excellence, celui d'une vampire femelle, l'endroit de la morsure en revanche correspond davantage au vampire mâle, qui, suivant la pente masculine, glisse plus volontiers du cou au sein qu'ailleurs. Au contraire, la femme vampire s'en prend généralement plus bas, au doigt. Mais ceci, c'est un autre post.
Excipiunt les succions sexistes
Le choix d'une héroïne vierge et d'un beau vampire ténébreux s'accompagne d'une prégnance des rapports sexuels entre vampires mâles et humains femelles, ou entre vampires et humains mâles (l'un des personnages est spécialisé dans la prostitution masculine avec des vampires), mais alors la caméra s'arrête au premier baiser. Les femmes vampires qui passent dans la série semblent partager le goûts de leurs congénères mâles pour la belle et vierge Sookie. Du reste, je me suis arrêté à la première saison, je ne puis donc affirmer que la série continue sur cette lancée byronienne. Je fonde d'ailleurs tous mes espoirs sur cette jeune fille que le gentil vampire est contraint de changer en vampire par la méchante assemblée des vampires. Cette jeune fille vierge qui le suppliait à grands cris de n'en rien faire est finalement ravie de sa métamorphose, s'avère incontrôlable et s'apprête à commettre les frasques les plus sanglantes, au grand dam de notre héros. Suite, donc, aux prochains épisodes.
Sur le sujet, voir Premiers Matériaux pour une Théorie de la jeune fille, du collectif Tiqqun (1999). Quant aux premiers matériaux pour une théorie de la princesse®, voir le blog Nord Express, d'Otto Karl, billet du 23 juin 2009.
L'expression est de Paul Féval.
Ce prologue est plusieurs fois reproduit au cours du siècle. Dumas le cite dans ses Mémoires (1852) et Champfleury dans ses Vignettes romantiques (1883)
Dès la nouvelle originelle du docteur Polidori (The Vampire, d'où le mélodrame de Nodier était extrait et qui dut son extrême popularité au fait qu'on le crut d'abord de Byron), Lord Ruthwen épouse bel et bien les jeunes vierges qu'il décime. Pour un exemple tardif et des noces interrompues devant l'autel, voir Léon Gozlan, Le Vampire du Val de Grâce, Paris, 1862, p. 63.
La Vampire est publié en 1856, dans une nouvelle série du célèbre polygraphe, intitulée Les Drames de la mort. On trouve bien des femmes vampires auparavant, mais je ne sache pas qu'il y ait de roman antérieur consacré à cette figure. La Vampire de Hoffman (1825) est une nouvelle, et elle ne relève pas encore du mythe.
De « Fortunio », qu'on trouvera dans ses Nouvelles, Paris, 1845, p. 150.
Voir l'article « négresse » du Dictionnaire des idées reçues.< Dans le roman de Paul Féval, le premier consacré explicitement au nouveau type féminin, la définition du vampirisme se fonde sur le pôle mâle du mythe. Mais son titre est La Vampire et la trame illustre l'oscillation du pôle féminin entre l'or et le sang, qu'on trouve aussi chez Gautier, Musset, etc.
La même abstraction présidait à l'écriture du prologue théâtrale et à son allégorique « génie du mariage », et les textes que j'ai consultés semblent toutefois confirmer cette hypothèse d'une retenue plus grande quand la victime est une femme (ou d'une complaisance plus grande quand elle est la vampire). Il faudrait toutefois mener une étude sur un corpus plus détaillé. Par ailleurs, si le vampire mâle représente le danger de la sexualité féminine pour l'homme, il faut bien comprendre qu'il parle donc plutôt de la sexualité masculine (de ses fantasmes, de ses peurs), tandis qu'il laisse dans l'ombre du danger la sexualité de la femme. Inversement, le vampire masculin en dit plus long sur le point de vue de la femme que son homologue féminin. Il faut donc, dans cette plus ou moins grande retenue, prendre en considération le processus euphémistique qui semble partout régner en matière de sexualité féminine. Sur nos paquets de cigarettes, fumer « peut nuire aux spermatozoïdes », mais « réduit la fertilité ».
Le lecteur pourra trouver un démenti au mythe byronien dans le beau roman de Henry James, Portrait de femme, où une belle et jeune anglaise est littéralement desséchée par un homme d'une intelligence supérieure, mais supérieurement égoïste et mesquin. Je n'ai pas souvenir que l'image du vampire transite par cet ouvrage, mais il me semble qu'il est question d'insecte pris dans la toile d'une araignée (à moins que je ne projette là une image hugolienne). En somme, et comme l'air du temps le colporte de blog en blog : « Le pervers narcissique est [aussi] un vampire ».
Si l'on précise la généalogie de la vampire, le motif dérive en réalité de l'union du vampire byronien avec la goule orientale, reprises des Mille une Nuits par Hoffmann, Beckford, Dumas, etc. Et la goule est une dévoratrice de cadavres.
Normandisme (flaubertien) pour « aspirer », « gober », notamment un œuf.
Post coïtum, animal vide. Cette crainte masculine de perdre à chaque étreinte un peu de ses forces (et bientôt sa virilité), cette hantise de l'énervation, a trouvé de multiples et savoureux relais, de Pétrone à Stanley Kubrick.
Dans le roman de Féval, comme dans « Oscar » de Musset, la vampire n'est pas loin d'être une nouvelle allégorie du mal d'amour, qui fait maigrir les jeunes gens et les fait tomber en phtisie. Du reste, on trouve sous plusieurs plumes l'Ennui dépeint comme un vampire, mais un vampire masculin, vague parent du monstre baudelairien, fumant son houka d'un pleur involontaire (voir par exemple ici). Barbey d'Aurevilly parle même de « l'ennui, le vrai vampire des femmes du monde ». Mais la femme du monde en question n'a, « pour toute ressource contre [ce monstre] que ses réflexions qui ne savaient pas l'en défendre » (impossible, Paris, 1859, p. 122). On voit donc que la vacuité précédait en quelque sorte le vampire...
Discourant sur la postérité de La Morte amoureuse sur "le vampire littéraire moderne", Brian Stableford écrit même : "while Dracula provided the literary archetype of the male vampire, Clarimonde provided the literary archetype of the female vampire" ("La Morte amoureuse" in Encyclopedia of the Vampire: The Living Dead in Myth, Legend, and Popular, dir. S. T. Joshi, p. 214.)
Du reste, cette résistance du genre masculin perdure jusqu'à aujourd'hui. On peut dire d'une femme que c'est un vrai vampire, comme dit que c'est un serpent. (Nous revenons à eux).