mercredi 1 juin 2011

cocoricroc

while Dracula provided the literary archetype of the male vampire, Clarimonde provided the literary archetype of the female vampire
Brian Stableford,  "La Morte Amoureuse", in Encyclopedia of the Vampire: The Living Dead in Myth, Legend, and Popular Culture, dir. S.T. Joshi, ABC-CLIO, 2010, p. 214.

Excipit la référence à ne pas noyer dans le web

jeudi 26 mai 2011

Tronçons coupés

Claude Pichois a depuis longtemps fait remarquer que les tronçons de serpent coupé à quoi le Spleen de Paris est comparé par Baudelaire dans sa lettre-dédicace, était une image issue de la jeunesse romantique de l'auteur. Voici un petit sac (ce billet) où jeter pèle-mêle quelques occurrences :

1) Byron, Marino Faliero, Le Doge de Venise (éd. Nodier, 1822) :

Dans l'édition Nodier (1822):
CALENDARO
Oui, cette pitié que méritent les tronçons divisés de la vipère mise en pièces qui s'agitent encore avec la dernière énergie du venin. Autant j'aimerais avoir pitié d'une des dents du reptile, que d'épargner un de ces patriciens. Ils sont tous les anneaux d'une longue chaîne. Ils ne forment qu'une masse, une vie, un corps. Ils mangent, ils boivent, ils vivent et s'unissent entre eux ; ils oppriment, ils égorgent de concert. Qu'ils meurent ensemble et du même coup.

Et dans celle de Laroche (1836) :
Calendaro
Oui, une pitié comme celle que méritent et qu'obtiennent les tronçons séparés de la vipère coupée en morceaux, alors que dans la dernière énergie d'une vie venimeuse, ils tressaillent au soleil d'un mouvement convulsif. Moi, en sauver un seul ! j'aimerais autant épargner une des dents du serpent : ce sont tous les anneaux d'une même chaîne ; ils ne forment qu'une masse, qu'une, vie qu'un corps ; ils boivent, mangent, vivent et procréent ensemble ; ils prennent leurs ébats, mentent, oppriment et tuent de concert ; – qu'ils meurent donc tous à la fois !

2) Paul de Saint Victor, dans La Presse (3 juin 1855), à propos d'Alfieri :
Que de vie nerveuse, dans ces vers concis, brisés tordus par l'ellipse, fendus en deux par de tranchantes répliques, qui s'agitent, se cherchent, se rejoignent, comme des tronçons de serpent coupé.
(le passage en précède un autre que Flaubert avait retranscrit pour le second volume de Bouvard et Pécuchet).

L'intérêt de cette occurrence est l'application de l'image au vers dramatique (la Pléïade donne une occurrence prose/poésie).

3) Les muscles de Mâtho, dans Salammbô, ressemblent à un serpent coupé.

4) L'image était bien plus ancienne, on la trouve dans les lettres et les écrits polémiques de Voltaire, tantôt appliquée par Voltaire aux jésuites :
Qui croirait que les jésuites eussent encore le pouvoir de nuire , et que cette vipère coupée en morceaux pût mordre dans le seul trou qui lui reste ?
et tantôt à Nonotte :
Vous voyez que les membres épars de la vipère coupée en morceaux, ont encore du venin.
Remarque, chez Byron aussi il s'agira de vipère. Ce qui fait soupçonner une origine naturaliste ?
Et en effet :

5) Dans son Histoire des sciences médicales (Paris, 1870), Daremberg semble confirmer l'origine naturaliste antique de ce trait vipérin :
Séverin a encore publié, en 1650, à Padoue, un volume intitulé : Vipera pythia, id est de viperae natura, veneno, medicina, demonstrationes et experimenta nova, en trois livres. Dans le premier, l'auteur étudie la nature, à la fois terrestre et céleste, de la vipère, les causes de ses vertus alexitères, ses mœurs, ses habitudes. Il signale la puissance vitale que conservent les tronçons d'une vipère coupée en morceaux ; il étudie son mode de génération (vivipare ; ovovipare aurait-il dû dire) ; sa structure, les histoires plus ou moins fabuleuses qu'on avait débitées ou qu'on débitait encore sur son compte. Dans le second livre, il recherche les sources et le siége du poison de la vipère. Le troisième est consacré à la préparation et aux propriétés de la thériaque.
CONCLUSIONS PROVISOIRES

- Le motif du serpent coupé, que l'on trouverait sans doute dans la poésie latine, dans les Géorgiques, par exemple, voire dans la patristique, semble s'être un temps fixé autour de la vipère, et pour signifier que même coupée en tronçons, la vipère restait dangereuse.

- Cette remarque confirme le danger latent au cœur de l'offrande baudelairienne, le serpent d'ironie qui, bien que tranché, haché, cache encore son venin sous les fleurs de rhétorique.

Excipit le petit sac venimeux

Gentleman vampire

Une application (plus rare qu'il n'y paraît) du vampirisme masculin :


parue dans The Gentleman's magazine (juillet-décembre 1837).

A rapprocher des "Pervers narcissiques : Vampires des temps modernes" (Doctissimo dixit)

Excipit le vampire peu galant

vendredi 20 mai 2011

Julien et Dalila

Dans l'église qui est le théâtre de son premier meurtre, c'est en chat que le futur saint Julien abat sa baguette comme une griffe sur une souris blanche aux mouvements trop déliés pour le corps contraint du garçon en prière. Ce geste félin inverse l'ombre portée d'une scène qui figurait sur les carreaux colorés d'un vitrail, dans les brouillons du conte : un vitrail représentant Samson en proie avec le lion biblique.

Rappelons que Samson, en Hercule vétérotestamentaire, avait déchiré un lion à mains nues, puis passé son chemin. Revenant dans les parages quelques temps plus tard, il avait entrevu un essaim d'abeille dans les entrailles du lion, en avait récolté le miel et l'avait donné à manger à ses parents sans en indiquer l'origine. A quelques temps de là, ayant pris femme parmi "les filles des Pelichtime, ces incirconcis", il proposa aux invités de résoudre l'énigme suivante, que lui avait inspiré l'essaim d'abeilles dans les entrailles du lion:
Du mangeur est venu l'aliment et du fort est procédé la douceur. (Juges, 14, 14, Bible de Cahen)
La trahison des Pélichtime provoquera la colère de Samson. Mais on comprend pourquoi Flaubert a songé un instant à baigner le premier crime de Julien dans la lumière de Samson, puisque du cruel chasseur - lion miniature - devra procéder la douceur du saint, miel du Seigneur.

L'anecdote était bien connue du XIXe siècle, qui l'avait notamment recyclé dans la querelle de la génération spontanée : ainsi Pouchet, principal tenant de cette théorie, et ami de Flaubert, reproduisait l'anecdote dans son Hétérogénésie (sur le sujet, voir l'excellent article d'Agnès Bouvier, incessamment sous peu en ligne).

Flaubert, cependant, ne retiendra pas le motif du vitrail prédictif. Julien ne sera pas lion, mais loup : cœur féroce. Outre les prolongements animaux de la personnalité de Julien, il y a peut-être une autre raison à la disparition du vitrail. De fait, il était peut-être à craindre que le nom de Samson impliquât la légende plus célèbre encore de Dalila, c'est-à-dire d'Omphale, de Judith, de la femme fatale venant à bout du guerrier invincible. Et s'il fallait chercher une Dalila dans Trois contes, certes ce ne serait pas dans l'histoire de Julien qui n'a d'autre ennemi que lui-même et dont la femme n'est que le déclencheur involontaire du parricide, mais dans celle d'Hérodias, femme qui vient à bout de l'homme dédoublé en deux figures gémellaires : le lion rugissant (Jean-Baptiste) et le pleutre puissant (Hérode). Or, il semble bien que l'ombre de Samson, qui devait couvrir la première scène du crime du petit Julien, ait été déplacé sur les plaines de la Galilée, sous l'œil mélancolique d'Hérode accoudé au parapet de sa forteresse :
Les montagnes, immédiatement sous lui, commençaient à découvrir leurs crêtes, pendant que leur masse, jusqu'au fond des abîmes, était encore dans l'ombre. Un brouillard flottait, il se déchira, et les contours de la mer Morte apparurent. L'aube, qui se levait derrière Machaerous, épandait une rougeur. Elle illumina bientôt les sables de la grève, les collines, le désert, et, plus loin, tous les monts de la Judée, inclinant leurs surfaces raboteuses et grises. Engaddi, au milieu, traçait une barre noire ; Hébron, dans l'enfoncement, s'arrondissait en dôme ; Esquol avait des grenadiers, Sorek des vignes, Karmel des champs de sésame ; et la tour Antonia, de son cube monstrueux, dominait Jérusalem. Le Tétrarque en détourna la vue pour contempler, à droite, les palmiers de Jéricho ; et il songea aux autres villes de sa Galilée : Capharnaüm, Endor, Nazareth, Tibérias où peut-être il ne reviendrait plus. Cependant le Jourdain coulait sur la plaine aride.
Tout le conte tient dans cette paroi rocheuse de noms inconnus, quoique familiers. Le lecteur est transporté dans l'ignorance de ce qu'il croit connaître, les paysages bibliques au temps du Sauveur, rendus à leur irréductible étrangeté : toute édition des Trois contes connaît une explosion des notes pour conduire le lecteur dans le désert du dernier texte. Mais une fois les toponymes glosés, l'un d'entre eux résiste encore :
Il n'existe pas de ville nommée Sorek ; il s'agit en fait d'un torrent qui coule au nord-ouest de Jérusalem. Flaubert avait d'abord écrit Gazer, qui est le nom d'une ville située au nord de Machærous, mais qu'il est impossible d'apercevoir de la citadelle. Flaubert a choisi un nom de deux syllabes. (Pierre-Marc de Biasi, éd. GF, note 7, p. 150)
Or ce nom de deux syllabes apparaît une unique fois dans la Bible, à nouveau dans les Juges, histoire de Samson :
Il arriva après cela qu'il aima une femme dans la vallée de Sorek ; son nom (était) Delila. (Juges, 16, 4 - Bible de Cahen)
Excipiunt les histoires de cheveux coupés en quatre

Larousse et Pécuchet


les encyclopédies, dit-on, répandent une science incomplète, et la répandent au hasard, sans savoir si les esprits sont préparés à la recevoir, quel usage ils en feront, si même ils en ont envie et la demandent ; elles provoquent par là, ou, du moins, elles favorisent une activité intellectuelle intempestive et mal répartie ; elles propagent trop vite dans la société tout entière les idées qui naissent dasn la région supérieure, et qui ne devraient pas en sortir avant d'avoir subi l'épreuve du temps ; elles font ainsi beaucoup de demi-savants, enfantent la présomption, la légèreté des opinions, des études, et tous les défauts qui en résultent pour les individus, et tous les dangers qui en peuvent naître pour les peuples.
Pierre Larousse, Encyclopédie, article "Encyclopédie"

Excipit l'encyclopédie farce

mercredi 11 mai 2011

Le Frêne et le Serpent

Dans Saint Julien, au milieu des animaux du désir dangereux, lors de la seconde et nocturne grande chasse qui précède le parricide,
un serpent monta en spirale autour d'un frêne. 
 On pense bien évidemment au serpent de la genèse et sa propension aux enlacements arboricoles. Mais pourquoi un frêne ?

1°) Parce que Pline rapporte que le Serpent meurt à l'ombre des Frênes. Julien a du mouron à se faire si ce serpent-là est immune.

2°) Parce que la Luxure, dans la Tentation de Saint-Antoine initiale (1849), a cueilli ses roses "dans la haie, sur le tronc d'un frêne, où s'enlaçait l'églantier", et que dans L'Éducation sentimentale, parmi les essences d'arbres de Fontainebleau, les "frênes courbaient mollement leurs glauques ramures".

3°) Parce que le bois de frêne était utilisé pour construire des armes de lancer, que "fraxinus" en latin finit par signifier "javelot", qu'on trouve dans Salammbô des "sarisses de frêne" et des "javelot[s] de frêne", enfin que Julien manque sa mère d'un cheveu en jetant sa javeline.

Et alors ?

1°) Peut-être.
2°) J'en doute.
3°) Sans doute.

Excipit un détail parmi d'autres

samedi 23 avril 2011

Des femmes, d'après Gustave Flaubert

Du reflux d'un article, deux tableaux dont je ne sais que faire :



Serpent
Vampire
Sirène
Dangers de la séduction
Marie
(Novembre)
explicite
(cuisses)
implicite
(morsure au cou)
implicite
(ventre de nacre)
explicite
(« serpent » et « démon »)
Lamie
(TSA 48-74)
explicite
(corps)
explicite
implicite
(chant envoûtant)
explicite
(aveu de la vampire)
Sirènes
(TSA 48-56)
implicite ?
Ø
explicite...
explicite
(caresses + réaction d'Antoine)
Emma 1
(GMadame Bovary)
explicite
(torsions)
implicite
(succion du doigt)
Ø
explicite
(peur et fascination de Léon)
Emma 2
(GMadame Bovary)
explicite
(dragon, Scylla)
explicite

explicite
explicite
(lettre anonyme)
Monstre femelle
(Salammbô)
explicite
(queue qui ondule)
Ø
implicite ?
(monstre chanté)
implicite
(chant repris par Mâtho)
Rosanette
(L'Educ. Sentim.)
explicite
(bayadère)

Ø
Ø
implicite
Tab. 1. - Hybrides




femme-serpent
femme-vampire
sirène
Novembre
oui
oui
((oui))
GMadame Bovary
oui
oui
oui
Madame Bovary
(oui)
((oui))
oui
Educ. Sentim.
oui
non
?
Salammbô
OUI
non
(oui)
TSA 48/56
oui
OUI
OUI
TSA 74
oui
OUI
((oui))

Tab. 2. - Quel monstre pour quel roman ?
(les majuscules démarquent les apparitions littérales du monstre concerné)

Excipiunt les monstres féminins

jeudi 14 avril 2011

Le Gender sur les Dents

Comme le royaume des hommes, le règne vampirique se divise en deux catégories bien distinctes : les vampires mâles et les vampires femelles. Tous deux ont une existence allégorique assez transparente. Le vampire, c'est le séducteur. La vampire, c'est la séductrice. Mais pour qui a lu quelques romans, ou vécu un peu en pays humain, c'est suffisamment dire la divergence des connotations attachées à chacune des figures et le traitement que leur réservèrent nos auteurs.

Respectons la chronologie, et commençons par son versant mâle. Vous êtes Marguerite, la pureté alliée à la virginité, vous êtes la victime. Vient un monstre qui vous plante ses crocs dans le cou, fait couler votre sang, et, métamorphose irrémédiable, change la jeune fille en cadavre ou la fait accéder définitivement à la communauté inconnue des vampires. Il ne faut pas être grand clerc pour voir dans la terreur suscitée la transposition d'une scène de défloration. Du reste, la morsure du vampire ne cessera jamais vraiment de désigner obliquement un acte charnel. Mais l'imaginaire est, comme toute production humaine, une fonction du temps.

Dans True Blood la double trace des crocs dans le cou des personnages féminins vient remplacer – pour signifier, quand le foulard est arraché, leur union avec un vampire – le traditionnel « suçon », si prégnant dans la culture adolescente. Mais l'héroïne, vierge, elle aussi, et bientôt déflorée par son amant vampire (#1), ressemble d'assez loin à la Marguerite de Goethe, et de très près aux princesses télévisuelles, dont les caprices n'ont de cesse de faire tourner chèvre leur boy-friend officiel : en 1820 comme en 2011, la jeune fille est un concept, et son étude relève de l'histoire des mentalités (#2). De même, le mariage, l'acte de chair, la peur, les serpents, les vampires. Plus que d'invariants psychanalytique que nous verrions à l'œuvre dans le mythe (et qui le travaillent en effet), il nous faut plutôt, à l'instar des scénaristes de True Blood qui font de leurs vampires une minorité ethnique luttant pour la reconnaissance de ses droits, historiciser l'inconscient, socialiser le phénomène, c'est-à-dire commenter cette prédilection du monstre romantique pour les jeunes filles romantiques et rendre compte du succès furibond (#3) que le premier Vampire français rencontra sur les planches du théâtre de la Porte Saint Martin, notamment auprès du public féminin. Une corde sensible – une corde d'époque – avait été pincée.

Son auteur en est le premier conscient. En faisant la promotion de son monstre auprès des « amateurs de sensations fortes », Charles Nodier ajoutait aussitôt : « les femmes surtout voudront voir ce fantastique personnage », qu'il s'empressait de comparer à Lovelace et à Don Juan. Or, la mention de ces grands séducteurs littéraires indique suffisamment que la clef du mythe ne lui était pas plus inconnue que la clef du succès (qu'il n'avait probablement pas imaginé tel). Bien plus, il avait confié, dans la scène d'exposition de son mélodrame, la description du monstre... au génie du mariage(#4), Nodier lui faisant même préciser que le vampire exerce sa fatidique activité « de préférence sur la couche virginale et sur le berceau ». Cette lecture n'est pas le seul fait du dramaturge, il est constitutif de la conscience du mythe en son essor. Lorsque, en 1856, Paul Féval, cherche à décrire sa première rencontre avec un vampire littéraire, il ne peut retrouver les noms du bourreau et de sa victime. Il les baptise donc des noms génériques de Faust et de Marguerite, tout en justifiant son choix de la façon suivante :
Qu'est le chef d'oeuvre de Goethe, sinon la splendide mise en scène de l'éternel fait de vampirisme qui, depuis le commencement du monde, a desséché et vidé le coeur de tant de familles ?
Créature de prédation, le vampire avait donc une fonction précise : il représentait – aux yeux des contemporains mâles – le désir sexuel, en tant que celui-ci est une menace pour le mariage et son « génie », pour l'honneur, la famille. Mais on aurait tort de reporter sans la questionner cette séparation tracée par des hommes au-dessus d'une « couche virginale » entre bon génie du mariage et mauvais génie d'une séduction sanguinaire. Dans la plupart des récits de vampire, et contrairement à Lovelace ou à Don Juan, le monstre se marie, et change la nuit de noces en festin (#5). De même, l'engouement du public féminin pour cette créature de la nuit et du sang trahit probablement la condition réservée à la jeune femme par le mariage lui-même. Pour la jeune fille, l'opposition n'est en effet pas tant entre le mariage et son dehors, qu'entre le mariage et son avant. Bref, il n'y a aucune raison pour ne pas réinjecter la dichotomie susdite à l'intérieur même de l'union conjugale, dont les conditions sociales laissaient encore bien souvent la part charnelle dans la nuit la plus close. L'épouse connaissant le fiancé, non l'époux, le viol de Frollo pouvait l'attendre sur sa couche nuptiale.

Dixit le jeune narrateur de Novembre, en 1842 :
À ses yeux, celui qui, appuyé sur le Code civil, entre de force dans le lit de la vierge qu’on lui a donnée le matin, exerçant ainsi un viol légal que l’autorité protège, n’avait pas d’analogue chez les singes, les hippopotames et les crapauds, qui, mâle et femelle, s’accouplent lorsque des désirs communs les font se chercher et s’unir, où il n’y a ni épouvante et dégoût d’un côté, ni brutalité et despotisme obscène de l’autre.
Ainsi, l'homme vampire ne serait ni plus ni moins qu'une projection du danger et de la fascination que représentent pour la femme de 1820 la sexualité masculine, et ce, quelle que soit la perspective adoptée, point de vue de l'homme ou point de vue de la femme programmé par l'homme (joies et terreur de la prédation, désir hors mariage, séduction, nuit de noces). Inversement, la femme vampire sera bientôt – du point de vue de l'homme d'alors – une projection du danger fascinateur que la sexualité féminine faisait peser sur sa virilité. La misogynie du mythe est ici plus nettement perceptible. Car, je vous le demande
quelle est le chef d'œuvre de Dieu, sinon la splendide mise en scène de l'éternel fait de vampirisme qui, depuis le commencement du monde, a desséché et vidé le cœur de tant d'hommes ?
Moyennant ces ajustements minimes, la phrase de Féval donne en effet la formulation la plus courante des périls liés à la nouvelle figure (à quoi cet écrivain consacre son roman, le premier de la littérature française #6). Il faudrait seulement ajouter ce que le romancier lui-même ajoute dans le corps de son ouvrage, à savoir la propension de la vampire à pomper non seulement le cœur, mais les finances de sa victime, ou, pour le dire cette fois avec Gautier, sa propension à « boi[re] un Européen en trois semaines [en le laissant] sans une goutte d'or ni de sang ».

Dans ce passage (#7), Théophile Gautier compare plus précisément les « terribles Javanaises » à « ces gracieux vampires » dont nous venons de rapporter l'effet sur les « Européens ». Ce faisant, Gautier croisait deux tentatives d'incarnation de la femme fatale : par vampirisme et par exotisme. Cette rencontre entre le stéréotype de la femme noire (#8) et le motif de la vampire ne sera pas la dernière. Dans mon très cher True Blood, le problème des droits des vampires est très explicitement comparé à la ségrégation des noirs (et des homosexuels). Les personnages le manifestent par leurs discours... et leurs amis : Sookie, l'héroïne dont le petit ami est vampire, a pour meilleure amie d'enfance le personnage noir féminin de la série (dont le cousin – black and gay – se prostitue à des vampires homosexuels). Les préjugés raciaux sont dénoncés chez les hommes, blancs ou noirs, comme chez les monstres, hommes ou femmes. Le parallèle culmine peut-être avec ce brave homme accoudé au comptoir d'une pâtisserie, petit vieux bedonnant qu'on nous présente comme le noir sympathique en diable, gourmand de même, grisonnant, et qui finit – à la stupeur effarée de Sookie – par préciser que la serveuse sauvagement assassinée, la gentille Jenny qui était si souriante quand elle lui apportait son gâteau préféré, Jenny avait couché avec un vampire et l'avait donc un peu cherché. Et pourtant... Lorsque notre belle et appétissante vierge est confrontée pour la première fois à un groupe de méchants vampires (il y a les bons, comme Bill, et il y a les méchants, comme eux), tous plus cruels et plus lubriques les uns que les autres, la joyeuse troupe se compose de trois hommes blancs, et d'une femme élancée, sinueuse, insinuante, à demi-nue, et noire : coiffée selon la mode afro des années 70. Et, ô délices de la permanence,
cette incarnation d'une luxure de série B s'avère alors la face diable de l'ange blanc, l'ex inévitable, la seule mais nécessaire rivale que connaît la pure jeune fille, l'impassible Bill ayant autrefois cédé aux charmes sulfureux de ce démon noir en maillot de bain rouge, il y a de cela quelques siècles, et une fois, oh ! rien qu'une fois (précise-t-il). Mais revenons plutôt à nos bains de sang et d'or.

Selon qu'il est homme ou femme, et vous l'inverse, le vampire vous fera donc perdre avec votre sang l'honneur ou la fortune (#9). Et puisque l'argent – sous régime capitaliste tout au moins – est une manifestation privilégiée de la virilité, c'est tout naturellement que le mythe, en changeant de sexe, puise dans les acquêts sémantiques du mot et vide, avec le cœur, la bourse de sa victime. Mais si l'on regarde attentivement ces deux exemples, on voit qu'il y a entre « dessécher et vider le cœur d'une famille » et « boire un Européen sans lui laisser ni or ni sang », des filtres qu'on retire : d'une locution l'autre, on se rapproche, en décrivant la perte, du geste de succion (dessécher, vider, pomper), et cette perte elle-même concerne l'homme, la victime, non le cœur de sa famille. En d'autres termes, l'interprétation du vampirisme féminin reste concrète, directe et sanguinaire, quand son pendant masculin avait tendance à se perdre dans l'abstrait. Une conjecture serait de généraliser ces exemples (#10) : l'idée d'un vampire qui viderait le cœur d'une femme n'a – dans le mythe du vampire byronien – tout simplement aucun sens (#11). Au contraire, la vampire suce le cœur de l'homme et le vide, car la hantise de l'homme en ces années 1830, ce n'est apparemment pas d'être défloré, mais dévoré (#12). Et plus encore que dévoré, vidé : supé (#13). L'invariant psychique semble assez évident (#14). Mais l'investissement qui en est fait est derechef un trait d'époque, et un trait peu galant. Le danger, la hantise, c'est la vacuité. Et la femme lascive est le risque de cette vacuité, de ce désert intérieur produit par une passion dévastatrice (#15), qui vous ruine son homme au-dedans comme au-dehors, pille non seulement son or, mais les richesses de son esprit, bref, et pour le dire à nouveau avec Théophile Gautier, décidément le maître ès vampires féminins (#16), une « passion [qui vous] tarit en quinze jours [non seulement] le sang, [mais] la moelle et l'âme d'un Européen ». L'image peut alors coïncider avec l'idée – tout aussi ancrée dans la rhétorique misogyne – d'une vacuité féminine constitutive. Alors, la menace d'être absorbée par une femme vampire, c'est celle d'être fait femme soi-même, de remplacer sa plénitude virile par un vide féminin. Ainsi, chez Octave Feuillet :

Je ne vous dis pas qu'elle vous ruinera, quoique ce soit la vérité […] Je vous dis que si vous laissez ce vampire appliquer sa lèvre glacée sur votre sein, il ne s'arrêtera pas qu'il n'en ait retiré et qu'il n'ait flétri tous les dons que Dieu y a versés avec plénitude ; il ne s'arrêtera pas qu'il n'ait fait en vous le vide et le désert qui sont en lui.

Non seulement le contexte, mais le tropisme misogyne empêchent toute lecture fautive de ces pronoms masculins : ce vampire est évidemment une femme (#17). On remarquera seulement que le genre du pronom a déteint sur le sexe... de la victime : si l'effet est bien, et par excellence, celui d'une vampire femelle, l'endroit de la morsure en revanche correspond davantage au vampire mâle, qui, suivant la pente masculine, glisse plus volontiers du cou au sein qu'ailleurs. Au contraire, la femme vampire s'en prend généralement plus bas, au doigt. Mais ceci, c'est un autre post.


Excipiunt les succions sexistes


1 Le choix d'une héroïne vierge et d'un beau vampire ténébreux s'accompagne d'une prégnance des rapports sexuels entre vampires mâles et humains femelles, ou entre vampires et humains mâles (l'un des personnages est spécialisé dans la prostitution masculine avec des vampires), mais alors la caméra s'arrête au premier baiser. Les femmes vampires qui passent dans la série semblent partager le goûts de leurs congénères mâles pour la belle et vierge Sookie. Du reste, je me suis arrêté à la première saison, je ne puis donc affirmer que la série continue sur cette lancée byronienne. Je fonde d'ailleurs tous mes espoirs sur cette jeune fille que le gentil vampire est contraint de changer en vampire par la méchante assemblée des vampires. Cette jeune fille vierge qui le suppliait à grands cris de n'en rien faire est finalement ravie de sa métamorphose, s'avère incontrôlable et s'apprête à commettre les frasques les plus sanglantes, au grand dam de notre héros. Suite, donc, aux prochains épisodes.

2 Sur le sujet, voir Premiers Matériaux pour une Théorie de la jeune fille, du collectif Tiqqun (1999). Quant aux premiers matériaux pour une théorie de la princesse®, voir le blog Nord Express, d'Otto Karl, billet du 23 juin 2009.

3 L'expression est de Paul Féval.

4 Ce prologue est plusieurs fois reproduit au cours du siècle. Dumas le cite dans ses Mémoires (1852) et Champfleury dans ses Vignettes romantiques (1883)

5 Dès la nouvelle originelle du docteur Polidori (The Vampire, d'où le mélodrame de Nodier était extrait et qui dut son extrême popularité au fait qu'on le crut d'abord de Byron), Lord Ruthwen épouse bel et bien les jeunes vierges qu'il décime. Pour un exemple tardif et des noces interrompues devant l'autel, voir Léon Gozlan, Le Vampire du Val de Grâce, Paris, 1862, p. 63.

6 La Vampire est publié en 1856, dans une nouvelle série du célèbre polygraphe, intitulée Les Drames de la mort. On trouve bien des femmes vampires auparavant, mais je ne sache pas qu'il y ait de roman antérieur consacré à cette figure. La Vampire de Hoffman (1825) est une nouvelle, et elle ne relève pas encore du mythe.

7 De « Fortunio », qu'on trouvera dans ses Nouvelles, Paris, 1845, p. 150.

8 Voir l'article « négresse » du Dictionnaire des idées reçues.< 9 Dans le roman de Paul Féval, le premier consacré explicitement au nouveau type féminin, la définition du vampirisme se fonde sur le pôle mâle du mythe. Mais son titre est La Vampire et la trame illustre l'oscillation du pôle féminin entre l'or et le sang, qu'on trouve aussi chez Gautier, Musset, etc.

10 La même abstraction présidait à l'écriture du prologue théâtrale et à son allégorique « génie du mariage », et les textes que j'ai consultés semblent toutefois confirmer cette hypothèse d'une retenue plus grande quand la victime est une femme (ou d'une complaisance plus grande quand elle est la vampire). Il faudrait toutefois mener une étude sur un corpus plus détaillé. Par ailleurs, si le vampire mâle représente le danger de la sexualité féminine pour l'homme, il faut bien comprendre qu'il parle donc plutôt de la sexualité masculine (de ses fantasmes, de ses peurs), tandis qu'il laisse dans l'ombre du danger la sexualité de la femme. Inversement, le vampire masculin en dit plus long sur le point de vue de la femme que son homologue féminin. Il faut donc, dans cette plus ou moins grande retenue, prendre en considération le processus euphémistique qui semble partout régner en matière de sexualité féminine. Sur nos paquets de cigarettes, fumer « peut nuire aux spermatozoïdes », mais « réduit la fertilité ».

11 Le lecteur pourra trouver un démenti au mythe byronien dans le beau roman de Henry James, Portrait de femme, où une belle et jeune anglaise est littéralement desséchée par un homme d'une intelligence supérieure, mais supérieurement égoïste et mesquin. Je n'ai pas souvenir que l'image du vampire transite par cet ouvrage, mais il me semble qu'il est question d'insecte pris dans la toile d'une araignée (à moins que je ne projette là une image hugolienne). En somme, et comme l'air du temps le colporte de blog en blog : « Le pervers narcissique est [aussi] un vampire ».

12 Si l'on précise la généalogie de la vampire, le motif dérive en réalité de l'union du vampire byronien avec la goule orientale, reprises des Mille une Nuits par Hoffmann, Beckford, Dumas, etc. Et la goule est une dévoratrice de cadavres.

13 Normandisme (flaubertien) pour « aspirer », « gober », notamment un œuf.

14 Post coïtum, animal vide. Cette crainte masculine de perdre à chaque étreinte un peu de ses forces (et bientôt sa virilité), cette hantise de l'énervation, a trouvé de multiples et savoureux relais, de Pétrone à Stanley Kubrick.

15 Dans le roman de Féval, comme dans « Oscar » de Musset, la vampire n'est pas loin d'être une nouvelle allégorie du mal d'amour, qui fait maigrir les jeunes gens et les fait tomber en phtisie. Du reste, on trouve sous plusieurs plumes l'Ennui dépeint comme un vampire, mais un vampire masculin, vague parent du monstre baudelairien, fumant son houka d'un pleur involontaire (voir par exemple ici). Barbey d'Aurevilly parle même de « l'ennui, le vrai vampire des femmes du monde ». Mais la femme du monde en question n'a, « pour toute ressource contre [ce monstre] que ses réflexions qui ne savaient pas l'en défendre » (impossible, Paris, 1859, p. 122). On voit donc que la vacuité précédait en quelque sorte le vampire...

16 Discourant sur la postérité de La Morte amoureuse sur "le vampire littéraire moderne", Brian Stableford écrit même : "while Dracula provided the literary archetype of the male vampire, Clarimonde provided the literary archetype of the female vampire" ("La Morte amoureuse" in Encyclopedia of the Vampire: The Living Dead in Myth, Legend, and Popular, dir. S. T. Joshi, p. 214.)

17 Du reste, cette résistance du genre masculin perdure jusqu'à aujourd'hui. On peut dire d'une femme que c'est un vrai vampire, comme dit que c'est un serpent. (Nous revenons à eux).

mardi 12 avril 2011

Baudelaire, vampire

Chose oubliée, le vampire a été une figure de ralliement du romantisme.

Un exemple d'usage postérieur et péjoratif de ce signe de reconnaissance oublié est pourtant connu des baudelairistisants. Un article d'Edmond Duranty paru dans Le Figaro du 13 novembre 1856 :

Tête de mort, Guignon, Satan, Doute, fatalité, pourriture et vampire : voilà la signature des traînards romantiques.

L'habileté de Duranty est de faire précéder l'acception imagée que l'époque attendait par son détournement, en filant la comparaison avec la relation à Poe, la traduction et l'image inversée d'un saint Vampire partageant, pour s'en revêtir, le manteau d'autrui.

Deux trois remarques en passant :

- C'est dans cette “préface tourmentée”, ou dans la suivante (il faut vérifier les dates) que Baudelaire qualifie l'un des amis de Poe chargé de son œuvre de “pédagogue vampire”.

- Chose amusante, Gautier - autre vampirisé par le fervent disciple - comparerait bientôt la muse de Baudelaire à une héroïne de Hawthorne, comparée elle-même à une de ces “vampires d'amour” redoutables aux Européens. Ce faisant, il taillait sa métaphore dans un de ses propres textes, déchirant son manteau pour en couvrir son benjamin, qui se dirait avoir été là pour la première fois loué comme il désirait l'être.

- Dans Les Fleurs du mal, c'est de son propre cœur que le poète est le vampire.

Excipit Baudelaire d'outre-tombe

samedi 9 avril 2011

Tityre et les vampires

Salammbô, ou la sanglante naissance du chant :
Un des gardes de la Légion, resté en dehors, trébuchait parmi les pierres. Zarxas accourut, et, le terrassant, il lui enfonça un poignard dans la gorge ; il l'en retira, se jeta sur la blessure, -- et, la bouche collée contre elle, avec des grondements de joie et des soubresauts qui le secouaient jusqu'aux talons, il pompait le sang à pleine poitrine ; puis, tranquillement, il s'assit sur le cadavre, releva son visage en se renversant le cou pour mieux humer l'air, comme fait une biche qui vient de boire à un torrent, et, d'une voix aiguë, il entonna une chanson des Baléares, une vague mélodie pleine de modulations prolongées, s'interrompant, alternant, comme des échos qui se répondent dans les montagnes ; il appelait ses frères morts et les conviait à un festin (#1) ; -- puis il laissa retomber ses mains entre ses jambes, baissa lentement la tête, et pleura. Cette chose atroce fit horreur aux Barbares, aux Grecs surtout.
Chant amœbée sur sang de macchabée, cette chose atroce fait horreur aux Barbares, aux Grecs surtout.

Excipit le vampire mélancolique

1 Sur les festins donnés aux morts et leur rapport au vampirisme dans les représentations romantiques, voir Collin de Plancy, Histoire des vampires, chap. III.

Python-pénis et femme-serpent

Dans un article en cours, je m'intéresse à la double postulation sexuelle du serpent, à la fois symbole phallique et femme (in)sinueuse. La métaphore, dans les deux cas, s'accompagne d'une métonymie et d'un changement d'échelles : le serpent est tantôt le corps entier de la femme, tantôt le seul membre viril. L'inverse est également vrai – le serpent peut devenir le partenaire sexuel d'une femme, ou ses ondulations, voire sa succion, signifier le sexe féminin. Mais ces projections psychiques sont en quelque sorte secondaires. En premier lieu, le serpent est femme, ou phallus.


Dans cet article qui fait le lien entre femme serpent et femme vampire, je privilégie l'exemple d'une scène censurée de Madame Bovary, où l'on voit Emma sucer le doigt blessé de Léon :
Un jour, en caressant son corsage, Léon se blessa le doigt à une agraffe [sic]. [Emma] se jeta dessus avec un cri, et se l'enfonça dans la bouche pour sucer le sang. Et mal posée sur un genou qui tremblait, pâle et les paupières battantes, elle semblait boire d'une aspiration longue et voluptueuse, et avec des inflexions de taille, tout en renversant sa jolie tête brune, comme un serpent tordu qui se régale en silence.
La scène se voulait une fellation déguisée, et elle est ouvertement vampirique. Toutefois, l'image finalement retenue par Flaubert avant de l'abandonner est celle du serpent qui se tord : le serpent féminin. Or, si l'on fouille plus profondément dans les brouillons, on voit que la blessure elle-même avait été comparée à une piqûre de serpent à sonnette, serpent muni de tous les attributs masculins de rigueur : raideur, piqûre, venin. Ici, je voudrais développer un autre exemple, plus fameux, et qui illustre mieux l'hermaphrodisme fondamental du serpent, avec ses changements d'échelles et ses inversions secondaires : l'épisode de Salammbô où l'on voit une princesse carthaginoise étreindre son python sacré.

Transposant une étreinte, et non une fellation (#1), on n'y trouve ni succion, ni vampire. Mais avant d'en citer un large extrait, notons un premier point commun entre cette scène et celle que nous venons de rappeler : Salammbô a du sang sur les doigts : avant de se déshabiller, la princesse a oint son pouce du sang « d'un chien noir égorgé par des femmes stériles, une nuit d'hiver, dans les décombres d'un sépulcre ». Ou comment recycler le goût du lugubre gothique sous les oripeaux de la magie antique : si l'on n'était sûr que Flaubert ne tînt ce détail de quelque texte ancien (ses scrupules et le détail des femmes stériles l'attestent suffisamment), on verserait la scène au dossier du vampirisme (paradigme lupin). D'ailleurs, Salammbô ne suce pas son pouce, mais « son ongle resta un peu rouge, comme si elle eût écrasé un fruit. » Sanglants préliminaires, la vierge écrase de son pouce un fruit qui dégage un parfum de chair féminine (#1bis). Mais passons à l'étreinte elle-même. Sur une mélodie de flûte et de cithare mêlées, Salammbô psalmodie. Soudain...
La lourde tapisserie trembla, et par-dessus la corde qui la supportait, la tête du python apparut. Il descendit lentement, comme une goutte d'eau qui coule le long d'un mur, rampa entre les étoffes épandues, puis, la queue collée contre le sol, il se leva tout droit ; et ses yeux, plus brillants que des escarboucles, se dardaient sur Salammbô (#2).

L'horreur du froid ou une pudeur, peut-être, la fit d'abord hésiter. Mais elle se rappela les ordres de Schahabarim, elle s'avança ; le python se rabattit et lui posant sur la nuque le milieu de son corps, il laissait pendre sa tête et sa queue, comme un collier rompu dont les deux bouts traînent jusqu'à terre. Salammbô l'entoura autour de ses flancs, sous ses bras, entre ses genoux ; puis le prenant à la mâchoire, elle approcha cette petite gueule triangulaire jusqu'au bord de ses dents, et, en fermant à demi les yeux, elle se renversait sous les rayons de la lune. La blanche lumière semblait l'envelopper d'un brouillard d'argent, la forme de ses pas humides brillait sur les dalles, des étoiles palpitaient dans la profondeur de l'eau ; il serrait contre elle ses noirs anneaux tigrés de plaques d'or (#3). Salammbô haletait sous ce poids trop lourd, ses reins pliaient, elle se sentait mourir ; et du bout de sa queue il lui battait la cuisse tout doucement ; puis la musique se taisant, il retomba.
Les métaphores et les connotations du texte se rapportant au serpent prennent en charge la description en creux d'une étreinte que le lectorat de l'époque n'avait pas manqué de relever (#4) : le serpent est à la fois un phallus qui se montre (« la tête du python parut »)(#5), se dresse et se raidit (« il se leva tout droit »)(#6), s'agite, puis retombe après que la sueur a roulé sur les corps (« comme une goutte d'eau qui coule »). Mais sa taille lui permet de « ramper » sur sa compagne, de l'enlacer comme un amant, bref en fait un serpent-homme dont la queue – phallus de ce serpent-phallus agrandi en homme – marque le tempo de l'étreinte en tambourinant la cuisse de la jeune femme(#7).


Mais de quelque bout qu'on le prenne, ce serpent est phallus. Car sa tête, la première à pointer par-dessus la corde, Salammbô l'applique sur ses lèvres entr'ouvertes, l'embrasse. Le python semble pour sa maîtresse ce « beau serpent que chérissent les filles d'Ève » dont parle la Tentation en 1848. A bien des égards, la scène carthaginoise répète l'hallucination de l'ermite, qui mimait déjà en demi-teinte l'acte de chair. Mais le fruit n'était pas écrasé sur le pouce, il passait des mâchoires du serpent à la main de la femme, qui se mettait à en « pomp[er] le jus » et à en « dévor[er] la chair » (#7bis). Dans le roman punique, s'il ne va pas jusqu'à la morsure, ni n'est retourné en succion, le baiser du serpent retrousse les dents de la jeune fille et sa tête – nouvelle métonymie – semble un nouveau phallus. A moins que par une manière de calque géométrique et fugitif, il ne faille deviner sous la tête-gland de la verge-serpent le ventre de la vierge, « gueule triangulaire » aux dents fantasmatiques et closes, encore, sur sa virginité. Il n'y a pas morsure. Mais quand Mâtho, bientôt, prendra le relais du serpent et ravira la fleur de la jeune femme, la chaînette d'or qui s'en portait garante en l'entravant aux chevilles, éclatera, « et les deux bouts, en s'envolant, frapp[eront] la toile comme deux vipères rebondissantes ». La toile en question désigne le zaïmph, mais n'annonce-t-elle pas l'hymen déchiré par ce pénis humain qu'annonçait une queue reptilienne rebondissant sur des cuisses offertes ?


Ainsi, la morsure reste au bord des lèvres, tapie dans un sourire, mais présente. Quant aux autres caractéristiques phalliques du serpent, elles saturent littéralement le texte. Le python est le type même du serpent mâle. Mais il n'est pas tout seul. Si, dans l'étreinte sacrée, Salammbô ressemble à une femme piquée par le serpent du plaisir (elle se renverse, halète, plie les reins, se sent mourir), elle avait commencé par psalmodier ses prières « avec un balancement de tout son corps » à quoi finirait par répondre le mouvement oscillant de la queue du serpent sur ses cuisses. Le python était d'abord phallus, puis homme. Salammbô quant à elle est une jeune femme que la perspective de l'étreinte change en serpent oscillant, par un mouvement mimétique. Dans cet épisode, la métamorphose en femme-serpent n'est pas achevée. Elle n'est qu'à l'état de trace, dans l'entremêlement des deux corps, et dans ce mouvement de balancier, à quoi l'on reconnaît le monstre femelle. Car monstre femelle il y a.

Lorsque Salammbô était apparue la première fois à Mâtho, ce n'était pas psalmodiant, mais murmurant sur sa lyre et se lamentant des ravages causés par les barbares dans les jardins d'Hamilcar, à Mégara. Elle commença par évoquer « le génie de [s]a maison, [s]on serpent noir » qui sur son appel suivrait le sillage de son bateau sur les flots. Mais bientôt le murmure se fait chant et dans le sillage du python, c'est un héros qui est chanté pour avoir entrepris de « venger la reine des serpents » :
Il poursuivait dans la forêt le monstre femelle dont la queue ondulait sur les feuilles mortes, comme un ruisseau d'argent.
Nulle doute que cette vengeance appelée par Salammbô n'opérât dans l'esprit du lecteur une identification entre celle-ci, cette reine, et ce serpent femelle. Du moins si l'esprit du lecteur est fait comme celui de Mâtho, qui, bientôt malade d'amour, imiterait la voix de Salammbô et répèterait ces mots d'une langue à lui inconnue :
Il poursuivait dans la forêt le monstre femelle dont la queue ondulait sur les feuilles mortes, comme un ruisseau d'argent.
Mâtho n'aura pas même changé une virgule. Mais il aura, en traînant la voix, peut-être songé au sillage de poussière laissé par un char dans la plaine où Salammbô s'enfuit, après le festin, et qu'il poursuit du regard tandis que le moyeu d'or du char brille et qu'un "grand voile, par derrière, flottait au vent". Nul doute qu'en imitant sa dulcinée, Mâtho ne projette sur cette dernière les paroles mêmes de son chant, donnant raison aux balancements réguliers de la danseuse dans sa propre imitation du python.

La fameuse scène mettait donc bien face à face deux serpents de sexe opposé, et dont les genres se mêlaient. Et se mêlaient dans les deux sens : de même que la femme serpent était masquée par le serpent homme, de même le sexe féminin se cachait derrière la tête triangulaire de ce python-phallus, et de même ici, le ruisseau d'argent du monstre femelle peut être aisément lu au prisme masculin du désir (#8). Cet hermaprodisme latent (tirant vers le féminin dans la scène autocensurée de Madame Bovary, vers le masculin dans la scène très remarquée de Salammbô), Flaubert lui donne un dernier équilibre en 1868, dans L'Education sentimentale.

Rosanette, affublée en bayadère de salon pour le bon plaisir du prince qui l'entretient, propose à Frédéric en visite de partager un narguilé :
Puis une langueur la saisit ; et elle restait immobile sur le divan, un coussin sous l'aisselle, le corps un peu tordu, un genou plié, l'autre jambe toute droite. Le long serpent de maroquin rouge, qui formait des anneaux par terre, s'enroulait à son bras. Elle en appuyait le bec d'ambre sur ses lèvres et regardait Frédéric, en clignant les yeux, à travers la fumée dont les volutes l'enveloppaient. L'aspiration de sa poitrine faisait gargouiller l'eau, et elle murmurait de temps à autre : “Ce pauvre mignon ! ce pauvre chéri !”
Et maintenant, quizz.

Parmi les éléments suivants :

a) "corps tordu"
b) "jambe toute droite"
c) "anneaux de serpent rouge s'enroulant au bras de Rosanette"
d) "baiser appuyé sur le bec d'ambre du narguilé"
e) "yeux qui clignent"
f) "volutes enveloppant le corps de la jeune femme"

quels sont ceux...

1) qui relèvent du serpent lascif mâle ?
2) qui s'abaissent au serpent lascif femelle ?
3) qu'on trouvait à Rouen ?
4) à Carthage ?
5) chez Lamartine :
Quand, ta main approchant de tes lèvres mi-closes
Le tuyau de jasmin vêtu d'or effilé,
Ta bouche, en aspirant le doux parfum des roses,
Fait murmurer l'eau tiède au fond du narguilé. (#9)
Comparer, conclure.

Questions Bonus :

1) Qu'ont ces trois héroïnes de Flaubert en commun ?

a) Emma Bovary
b) Rosanette Bron
c) Salammbô Barca

2) Et à part l'initiale de leur nom de famille ? (Vous classerez de la plus explicite à la moins explicite.)

3) Revoir votre classement. (Indice : cela est-il une pipe ?)

4) Considérant que les lexicographes datent le sens libre de la pipe de la première moitié du XX siècle, revoir votre classement.

5) Considérant :

a) qu'il n'est aucun besoin, pour se faire phallus, de valoir fellation et pour la soupçonner qu'il le suffit en bouche
b) qu'en Flaubertie cigare est verbi gratia phallus, et rien de plus
c) que pipe est sœur du cigare, et cette pipe-là, cousine du serpent
d) que cette même pipe est même type à eau
e) que femme point pipe ne fume, à moins de finir bayadère
f) que d'ailleurs “avaler la fumée" est expression voisine et qui dit-on remonte à ces eaux-là

Revoir votre classement

6) Considérant l'extrait suivant de Madame Bovary :
Souvent même elle mettait entre ses dents le tuyau d'une grosse pipe qui était sur la table de nuit, parmi des citrons et des morceaux dé sucre, près d'une carafe d'eau.
Revoir votre classement.

7) Considérant ce passage de la vulgate :
tria sunt difficilia mihi et quartum penitus ignoro : viam aquilae in caelo viam colubri super petram viam navis in medio mari et viam viri in adulescentula
talis est via mulieris adulterae quae comedit et tergens os suum dicit non sum operata malum
Ou de la bible de Cahen :
Trois me sont impénétrables, et quatre que je ne comprends pas : La trace de l’aigle au ciel, le chemin du serpent sur le rocher, le passage du vaisseau au milieu de la mer, et la voie de l’homme près de la jeune femme. Telle est la manière de la femme adultère : elle mange, s’essuie la bouche et dit : Je n’ai pas fait le mal.
Quand donc laisserez-vous ce classement en paix ? (#10)

Excipit la femme-serpent-phallus

1 Encore qu'il y ait - ainsi que nous verrons - baiser préliminaire.

1bis Ce fruit rouge écrasé dont coule le sang semble être le raisin, auquel le verbe est lié par l'activité de vendange (Salammbô oint également son talon, et ailleurs dans le livre, de jeunes guerriers sont tués, « écrasés comme le raisin »). Les « grappes de la vigne », depuis la Bible et Baudelaire, ce sont les seins. Mais c'est aussi la fleur de la femme, le grenadier qui pousse. Or, dans cette Carthage antique, ce fruit rouge écrasé et dont coule le sang fait également songer à une grenade : le texte avait déjà comparé la bouche de Salammbô, « rose », à « une grenade entrouverte » et Mâtho, dont le Python annonce l'étreinte prochaine avec la vierge, insisterait bientôt pour « qu'elle mît entre ses lèvres le quartier d'une grenade ». Toujours dans le cantique des cantiques, les joues de la bien aimée sont de même des « moitiés de grenade ». Et la comparaison du fruit éventré avec le sexe féminin était traditionnelle. Cela dit, la fraise ou la framboise qu'éveillent également l'image chez le lecteur français siéent aussi aux bouches féminines.

2 Certains serpents fabuleux (au premier rang desquels la Vouivre) étaient censés porter au front une escarboucle. On en trouve ainsi au front d'un "lézard géant qui se réveille tous les siècles" dans La Tentation de Saint-Antoine : en 1874, 1856, et 1848 (où c'est encore un rubis). Rappelons que selon Littré, l'escarboucle était le "Nom que les anciens donnaient aux rubis."

3 Ce python sacré ressemble comme deux gouttes d'eau au python sacré des Ophites, dont les Tentations de Saint Antoine de 1848 et 1856 relatent la rencontre avec la première femme : un « grand serpent noir qui [a] des taches d'or comme le ciel a des étoiles »

4 A ce sujet, voir l'échange fameux avec Sainte Beuve.

5 Ailleurs, le python se dégage de sa mue « comme un glaive à moitié sorti du fourreau. »

6 De même, les trompes d'éléphants de combat, « barbouillées de minium, se tenaient droites en l'air, pareilles à des serpents rouges ». Que l'image sanguinaire soit ici appliquée à la guerre ne change rien à notre érotique affaire. D'ailleurs le serpent étant ailleurs rapproché du phallus par l'image classique du glaive et du fourreau (la vaginaest en latin le fourreau de l'épée). La critique a souvent noté que la mue (et donc l'image explicite du fourreau) a lieu après la double étreinte de Salammbô avec le python, puis avec Mâtho.

7 Les images proviennent de l'excellent site Salammbô illustré, qui collecte un nombre impressionnant d'illustrations du roman.

7bis Notons qu'un passage du Cantique des Cantiques récrit le péché originel sous des couleurs riantes où l'on a pu voir l'évocation d'une fellation : "Tel qu'est un pommier entre les arbres des forêts, tel est mon bien-aimé entre les enfants des hommes. Je me suis reposée sous l'ombre de celui que j'avais tant désiré, et son fruit est doux à ma bouche" (Ct. II, 3, Bible de Sacy).

8 Et comparé aux "visions" de Marie dans Novembre, visions dans lesquelles “des formes inconnues remuaient, comme du vif-argent répandu”.

9 Vers tirés du Voyage en Orient de Lamartine (Bruxelles, 1835, t. 1, p. 187). On remarquera le glissement de l'Orientale à la Parisienne déguisée.

10 Les gagnants recevront une copie grandeur nature de La Terrasse de Salammbô, de M. Bruce Krebs.

mardi 1 mars 2011

L'Eau-de-Robec bis

Voici une apostille au post intitulé Gustave Flaubert chez le teinturier.

L'un des éléments qui nous avait permis de relier quartier de teinturiers et quartier de prostitution était la le logement choisi par la mère de Charles pour son étudiant de fils:
une chambre, au quatrième, sur l'Eau-de-Robec, chez un teinturier de sa connaissance.
Plus loin, la rivière ferait
de ce quartier de Rouen comme une ignoble petite Venise
L'Eau-de-Robec était une rue de Rouen, devant son nom à la rivière qui la traversait . C'était de fait un quartier de Teinturiers depuis le Moyen-Âge. On comptait sur la rivière de nombreux moulins. L'eau y était alternativement teintée de bleu et de rouge. Je n'ai rien trouvé qui indique une quelconque activité de prostitution dans ce quartier ni dans la rue qui, à Rouen portait ce nom. En revanche, voici quelques informations supplémentaires:

- Le Robec, dans la rue de Madame Bovary coule
jaune, violette ou bleue, entre ses ponts et ses grilles.
Le rouge serait à deviner par soustraction du bleu dans le violet qui coule. Selon François de Beaurepaire (Les noms des communes et anciennes paroisses de la Seine-Maritime, p. 130), cependant,
le Robec (au XIe siècle Rodobeccum) semble dériver du scandinave rauth bekkr, ruisseau rouge en raison de la couleur de son lit (cf. les nombreux Rodenbach allemands).
Malheureusement, le XIXe siècle semble avoir ignoré à demi cette belle étymologie, et n'avoir retenu que le Rot de Robec, voire de Rouen (qui serait ainsi "le marché sur le Rouge"). Mais des dispositions royales avaient depuis longtemps partagé les horaires de la rivière entre teinturiers bleus et rouges. Et le rouge de Rouen était devenu fameux. Dans son arc-en-ciel vénitien ("jaune, violette ou bleue"), l'Eau-de-Robec serait donc rouge sang à l'origine.

- Jusqu'ici nous avons compris "l'ignoble petite Venise" comme "le quartier au bord d'une eau qui empeste". Mais on peut prendre également Venise comme la ville des Keepsakes, celle des amours de Georges Sand et Alfred de Musset, la ville de l'amour, etc. Balzac avait été tellement étourdi par les mauvaises peintures de la ville, que sa beauté, une fois là-bas, l'avait laissé de marbre (voir un extrait de lettre ici). Ainsi, l'ignoble petite Venise serait aussi l'ignoble petit quartier réservé aux amours illégitimes?

- En 1876, Champfleury écrivait, dans La Gazette des Beaux-Arts:
Il faudrait avoir vu Rouen il y a une quarantaine d'années, et particulièrement la rue Eau-de-Robec, pour se rendre compte du pandémonium bizarre d'un endroit exclusivement réservé aux étalages de fripiers, de bouquinistes et autres marchands de choses délabrées. […] Aux fenêtres des masures branlantes, apparaissait parfois une tête d'enfant souriante, le plus souvent quelque vieille ridée. […] Une eau torpide longeait la façade des maisons sans en consolider les fondations, et des ponts de bois au-devant de chacune d'elles avaient mérité à la rue Eau-de-Robec le glorieux surnom de Venise de Rouen. Une Venise sans Véronèse. (p. 343-354)
Deux choses à remarquer : les brocanteurs, et Véronèse.

- 1876 - 40 = 1836
La phrase de Champfleury laisserait entendre que le surnom courait indépendamment de Flaubert. La "gloire" de ce glorieux surnom désignerait Venise et non le romancier. La phrase de Flaubert, au contraire, semble indiquer qu'elle est de son crû. En fait, il semblerait que le passage de Madame Bovary était suffisamment connu en 1876 pour que la gloire se rattache au romancier, avec lequel Champfleury prétendrait plutôt croiser le fer et la plume en cherchant une formule alternative: une Venise sans Véronèse. Ainsi, en 1884, Emile Augé mettrait, dans son Rouen illustré, les deux citations en regard (p. 130). Et en 1870, un Rouennais avait décrit l'une de ses Promenades publiées dans le Magasin Pittoresque de la façon suivante:
Si, pour un instant, nous avions quitté la rue Saint-Hilaire pour entrer dans une des petites rues à gauche, nous nous trouverions au bord de Robec, dans une longue et sale rue où, d'un côté, toutes les maisons ont un pont: c'est ce que M. Gustave Flaubert appelle une ignoble petite Venise. Si vous suiviez cette rue immonde, et si, arrivé au bout, vous tourniez à gauche, etc. (p. 175)
Au passage, les deux citations permettent de mieux comprendre l'image de Flaubert: ce sont les ponts de bois pourri qui font ainsi ressembler la rue à une ignoble petite Venise. Enfin, l'idée de la prostitution pourrait tout simplement se rattacher à celle de l'ordure qui règne en cet endroit, la liaison des deux motifs étant suffisamment fixée dans l'imaginaire du siècle.

- Quant aux brocanteurs, un dernier document semble contredire la chronologie de Champfleury. Il s'agit du commentaire d'un cliché photographique de la rue, aux alentours de 1870:
Cette photo, de mauvaise qualité, est le seul document photographique que nous ayons pu trouver pour illustrer l'état ancien de la rue Eau de Robec à l'époque des teinturiers et des fabricants de drap, avant que la rivière ne soit recouverte et que la rue soit envahie par les brocanteurs et les antiquaires.
Le texte est tiré de l'ouvrage de Guy Pessiot: Histoire de Rouen: 1850-1900 en 500 photographies avant l'apparition de la carte postale. Mais la datation de la photographie n'est pas justifiée. Voici:


On reconnaît, se découpant sur le ciel, les perches du roman. (Voir dans l'ouvrage de Pessiot un autre témoignage contemporain).

- Notons l'existence d'une eau-forte de Toussaint, dont Emile Augié parle et qui a été reproduite dans Flaubert et Maupassant: écrivains normands, 1881, p. 273. (Voir aussi René Dumesnil, Flaubert. Documents iconographiques, 1948, p. 233).

En conclusion, rien de bien concluant. Que le Robec ait maille à partir avec la prostitution, les autres passages liant teinturiers et prostitution suffisaient à le suggérer. Mais que ce lien se noue ailleurs que dans l'imaginaire du romancier, rien n'est encore venu le prouver. En revanche, dans cet imaginaire, on ne saurait minimiser la prégnance de cette rue dans la jeunesse de Charles et la genèse de l'œuvre.

On ne trouve qu'une seule occurrence de l'eau-de-Robec dans la correspondance de Flaubert. Mais elle n'est pas anodine: la rivière coule sous ce nom dans le tout premier témoignage du roman à venir, dans cette lettre à Bouilhet envoyée d'Orient, et dans laquelle l'écrivain hésite encore entre trois scénarios:
À propos de sujets, j’en ai trois, qui ne sont peut-être que le même et ça m’embête considérablement : 1° Une nuit de Don Juan à laquelle j’ai pensé au lazaret de Rhodes ; 2° L’histoire d’Anubis, la femme qui veut se faire aimer par le Dieu. C’est la plus haute, mais elle a des difficultés atroces ; 3° Mon roman flamand de la jeune fille qui meurt vierge et mystique, entre son père et sa mère, dans une petite ville de province, au fond d’un jardin planté de choux et de quenouilles, au bord d’une rivière grande comme l’Eau de Robec.
Excipiunt les teinturiers rouges du Robec

jeudi 10 février 2011

NaFr 23663-2 f° 487

Dans les Ardennes, cerf à barbe ressemblant au cheval et au bœuf, d'où hippelaphes & tragelaphes.
Ce qui confirme l'hypothèse originelle de ce blog : le cerf de Saint Julien est bel et bien un hircocerf

Excipions pour l'heure tragelaphos flaubertianos

mardi 18 janvier 2011

Bras coupé sur dos de chien

Tant que j'y pense.

Faisant suite à une discussion sur la main coupée dans la gueule du chien de Yoyimbo, a. e. m'envoie cet extrait de manga :

Le chien est blanc et l'image provient de Fullmetal Alchemist, d'Hiromu Arakawa.

Cela pointerait vers une référence japonaise commune ? vers une citation de Kurosawa ? vers Monsieur Hasard ?

Excipiunt les bras cassés des mains coupeés des chiens crevés

Un jeu de mot de Flaubert ?

Dans un passage de Madame Bovary biffé à la dernière minute, Homais palabre sur les dangers, la nuit, de la lecture:
le nerf optique continuellement obligé de porter au cerveau les sensations, l'ébranle, il le commotionne, il travaille à la façon d'une tarière qui serait adaptée contre lui pour le perforer - et de là, palpitations, dégoûts, perte de l'appétit, les digestions se font mal, l'innervation se trouble, c'est la veille qui se change en rêve, le rêve en veille; le sommeil s'il se présente est perpétuellement agité par des épistomachies autrement dit cauchemars, et bientôt arrivent les différents phénomènes de magnétisme et de somnambulisme, avec les plus tristes résultats, les plus déplorables conséquences
Il y aurait long à dire sur ce passage, qui va de la lecture nocturne au somnambulisme en passant par une réécriture pseudo-scientiste de Shakespeare. Ici, je voudrais seulement indiquer un calembours probable de Flaubert.

Homais parle d'épistomachies. Le terme est inconnu des dictionnaires de médecine. Je ne peux pas absolument exclure qu'Homais ne l'ait lu quelque part, mais je pense plutôt qu'il le forge sur l'instant, et que Flaubert en profite pour rire par dessus son épaule.

Il faut rappeler qu'au XIXè le cauchemar n'est pas qu'un mauvais rêve. C'est un phénomène à part entière, le dernier maillon d'une chaîne des superstitions qui faisait du cauchemar un démon venu en visite, la nuit, peser sur l'épigastre du dormeur.

Selon l'élégante formule de Sophie Bridier:
Le cauchemar est un démon qui chevauche le dormeur.
Ainsi, l'étymologie de Littré garde trace de ce passé récent, dont les tableaux de Füssli ont laissé une image éloquente:


Si l'on recompose l'analyse que Littré donne de l'étymon, le cauchemar serait en effet un démon qui foule, ou un incube qui pèse. Quant aux définitions, voici:
1° Sentiment d'un poids incommode sur la région épigastrique, pendant le sommeil, avec impossibilité de se mouvoir, de parler, de respirer ; état qui finit par un réveil en sursaut après une anxiété extrême. Avoir le cauchemar.

2° Par extension, tout rêve effrayant. Ma nuit a été troublée par des cauchemars horribles.
Épigastre nous rappelle le mot d'Homais. Littré donne pour étymologie à épigastre:
Terme grec provenant de deux mots se traduisant par : sur et estomac.
La forgerie d'Homais serait donc un calque au pied de la lettre :

Épistomachie
= épi + stomachie
= épi + stomachus + suffixe médical en -ie
= pathologie qui porte (et pèse) sur l'estomac

Et maintenant, quelques remarques.

1° Homais s'écoute parler. Il ne forge pas "épigastrie", mais "épistomachie". La première raison, me semble-t-il, c'est qu'il veut en imposer. En troquant "stomachus" à "gastèr", le mot est plus pédant, et il fait plus savant. Plus barbare, aussi: on pense à la tauromachie, il s'agit de lutter contre ce démon qui vient s'assoir sur votre estomac. Lutter de toute votre science, s'entend, et qui est grande, comme voyez.

2° Le problème: qui veut faire docte, fait l'inepte. En forgeant le barbare épistomachie, Homais forge un barbarisme, un mot hybride grec-latin, qui connote à merveille sa mauvaise assimilation des sciences dont il fait montre. Un peu de grec, un peu de latin, et l'on a l'homonculus sapiens du nom d'Homais. Et ses tirades: grand tourniquets de mots dans des hoquets de science.

3° D'ailleurs, dans sa tirade, ce qui embraye sur le rêve, c'est la mauvaise digestion. Et le mot "estomac" étant reconnaissable, il faudrait plutôt traduire : maux sur l'estomac. Et se souvenir du Dictionnaire des idées reçues :
ESTOMAC - Toutes les maladies viennent de l'estomac.
La pseudo-science d'Homais rejoint les préjugés qu'il prétendait combattre (d'emblée: lors de sa rencontre avec Charles et de sa première sortie pseudo-scientifique sur le climat d'Yonville).

4° Il n'est pas impossible que Flaubert, sur ou sous ce mot hybride, ait recomposé un mot-valise grec-grec. L'œil en effet hésite entre épi-stomachie, et épisto-machie. Or, et à un "mais" près, on obtiendrait l'épistémè, la science, la connaissance. Par ce mot-valise Flaubert signifierait cette guerre civile des connaissance au pays de la bêtise incarné par Homais, cette bêtise qui se mêle de sciences, précisément, et les emmêle, les mélange, les recombine et les recrache, dans une indescriptible épist-Homais-chie.

Le calembours était presque parfait : il corrigeait Homais en le citant. Il l'écorchait en l'exposant. Il le raillait dans son piaillement. C'était le savoir venu botter le train à la prétention de savoir. Le jeu de mot fondait en lui le point de vue du personnage et le contre-point de vue de l'auteur, le contentement du fat et son ridicule, la pseudo-science du pharmacien et sa déconstruction par le fils de médecin devenu homme de lettres, bref, la bêtise et son processus.

Excipit le cacalembours homaisien