jeudi 1 avril 2010

Les caprimules de Mlle de Maupin


On lit dans Mlle de Maupin de Théophile Gautier le passage suivant:
J'aime passionnément cette végétation imaginaire ces fleurs et ces plantes qui n'existent pas dans la réalité, ces forêts d'arbres inconnus où errent des licornes, des caprimules et des cerfs couleur de neige avec un crucifix d'or entre leurs rameaux habituellement poursuivis par des chasseurs à barbe rouge et en habits de Sarrasins.
Aucun dictionnaire ne semble connaître le ou la caprimule de Gautier, qui se répète d'édition en édition jusqu'à nos jours. Etant donnée sa place dans la phrase, on en déduit assez vite sa signification d'être hybride à mi-chemin de l'âne et de la chèvre. L'animal ne semble pourtant apparaître nulle part ailleurs. A moins qu'il ne faille y voir l'âne de Ctésias ou "l'animal pareil à un chevreau" du Physiologus, c'est-à-dire, dans les deux cas, de nouvelles licornes ? (La page Wikipédia sur la Licorne est bien faite et donne les références)

En fait, l'érudition de Gautier n'est pas celle de Flaubert. La caprimule signifie bien ce que l'on entend : une chimère composée pour moitié de chèvre et pour l'autre de mule. Mais elle est le résultat d'une altération graphique: Gautier a retranché son initiale du Caprimulgus des anciens:
Caprimulgi appellantur, grandioris merulae aspectu.
On appelle caprimulges (tette-chèvres) des oiseaux qui ont l'aspect d'un gros merle.
Le passage est dans Pline (Histoire Naturelle, X, 40, édition Budé, 1961, p. 67) et conte que l'engoulevent, puisqu'il s'agit sans doute de lui, était censé entrer de nuit dans les étables épuiser le pis des chèvres et les rendre aveugles durant leur sommeil (La Mothe Le Vayer en fera au XVIIe siècle un parangon d'ingratitude).

Qu'il s'agisse du caprimulge pour le signifiant, et de la capri-mule pour le signifié, on le subodore par cet emploi plus tardif dans le siècle, dans le journal Le Décadent :

Que l'onagre et que l'étalon gorgé de chair humaine; que la licorne et l'unicorne; que l'hircocerf et le caprimulge; que le guivre et l'alérion; que l'âne priapique aux dons joyeux, vocifèrent la louange de ce poète bien venu...

Le passage est cité par Ernest Raynaut dans sa Mêlée symboliste : portraits et souvenirs (1918). La commutation avec l'hircocerf ne laisse guère de doute quant à la manière dont la construction du mot "caprimulge" est perçue. Malgré le G, l'œil ou l'oreille reconstruit un capri-mula, en dépit de tous les mulgere du monde (mulgere = traire en latin). L'étymologie, toutefois, ne semble pas tout à fait oubliée ici, puisque la guivre qui fait suite au caprimulge est une manière de vipère (Littré fait dériver la première de la seconde), et que la vipère elle-même est censée têter les brebis dans les alpages... L'association vers l'alérion se fait quant à elle par l'héraldique, à partir de la Licorne, elle même engendrée par les cavales cannibales (sur ce point, voir ici). Mais la mule engendre à son tour, par dessus le guivre ou fécondé par lui, l'âne priapique (il est significatif que cette priapique guivre soit ici de sexe masculin). Tout se passe un peu comme si signifié et signifiant échangeaient leur places respectives: la connotation prenant le pas sur la dénotation, qui persiste à connoter envers et dessous tout.

D'ailleurs, en cherchant bien, on trouve une autre occurrence de "caprimule" chez Gautier lui-même, et cette fois, il s'agit bien de caprimulge:
Tous les songes pantagruéliques me passèrent par la fantaisie: caprimulges, coquesigrues, oisons bridés, licornes, griffons, cauchemars, toute la ménagerie des rêves monstreux, trottait, sautillait, voletait, glapissait par la chambre; c'étaient des trompes qui finissaient en feuillages, des mains qui s'ouvraient en nageoires de poisson, des êtres hétéroclites avec des pieds de fanteuil pour jambes et des cadrans pour prunelles, des nez énormes qui dansaient la Cachucha montés sur des pattes de poulet; moi-même, je me figurais que j'étais le perroquet de la reine de Saba, et j'imitais de mon mieux la voix et les cris de cet honnête volatile.
Ce texte (en ligne sur Gallica) fut publié le 10 juillet 1843 dans La Presse (il fut souvent repris, notamment par les aliénistes : partiellement en 1845 par Moreau de Tours dans son traité sur le Hachisch et plus exhaustivement par Brierre de Boismont en 1852 dans Des Hallucinations. Gautier lui-même l'insèrera dans L'Orient). Je le cite un peu longuement pour sa parenté évidente avec l'épisode des Animaux de La Tentation. Pour ce qui nous occupe plus directement, on voit que:

1. le terme désigne décidément chez Gautier un "être hétéroclite"
2. il lui témoigne une affection toute particulière (c'est le premier à ouvrir la série, quoique le moins connu)
3. il vient de Rabelais.

Le terme apparaît bien dans Pantagruel et c'est, nous dit-on, non seulement une transcription de Pline, mais la première apparition du mot dans la langue française. Nous sommes au pays de Satin et venons de voir défiler parmi les éléphants et autres rhinocéros, 32 unicones et la toison de l'Âne d'or d'Apulée:
J'y vy trois cens et neuf pélicans, six mille et seize oizeaux seleucides, marchans en ordonnance et devorans les sauterelles parmy les bleds; des cynamolges, des argathyles, des caprimulges, des thynnuncules, des crotenotaires, voire, dis-je, des onocrotales avec leur grand gosier; des stymphalides, harpyes, panthères, dorcades, cemades, cynocephales, satyres, cartasonnes, tarandes, ures, monopes, pephages, cèpes, neares, stères, cercopiteques, bisons, musimones, bytures, ophyres, stryges, gryphes.
Je n'irai point gloser tous ces animaux, mais les premiers sont, jusqu'aux panthères, des oiseaux.

Excipit Les caprimules de Mlle de Maupin




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