vendredi 2 avril 2010

Libre de s'ensabler


Internet est un livre de sable.

Ce que Borges décrivit avec précision en 1975, c'est ce qui était en train de naître au même moment dans les laboratoires informatiques des universités américaines.

(Au passage, le traqueur est content d'apprendre sur le net qu'un certain Vint Cerf, "parfois appelé le père de l'internet", s'est laissé prendre à son tour dans ses rêts)

Non tant que l'agressivité effrénée de force forains ne transforme non plus bien souvent la toile en livre d'arènes où des hommes araignées gladiatisent sans fin(esse).

Mais pour le nœud terrible qui fait le cœur de cette nouvelle, le cœur noué. Ouvrez le livre, regardez la page, regardez-la bien, vous ne la reverrez plus.

Exemple. Vous êtes en chasse sur le net. C'est nuit, de plus en plus nuit. Vous croisez des sites qui se meuvent à l'écran comme des formes animales. Soudain, une image sort d'une page. Elle vous plaît, vous l'abattez, c'est-à-dire la rabattez dans la mémoire de votre ordinateur et la chassez de la vôtre, sans prendre la peine de noter la page d'où elle était surgie, car en voici une autre, elle vous plaît, vous l'abattez, etc. Au bout de tant d'heures qu'elle ne signifient plus grand chose, vous allez dormir. Mais cette image que vous avez ramenée de votre traque nocturne dans les broussailles enchevêtrées du web, tandis que vous vous étiez si avancé dans la forêt des heures que vous ne pensiez plus à rien, ni n'aviez plus souvenir de rien, mais marchiez dans les halliers d'internet comme dans un rêve, comme l'autre, là
en chasse dans un pays quelconque depuis un temps indéterminé, par le fait seul de sa propre existence,
cette image, disais-je, a beau être rentrée dans votre ordinateur, la mémoire de ce dernier, comme la vôtre, se dit presque aussitôt: "cette tête me dit pourtant quelque chose..." Et vous même vous dites :

Mieux se retrouve aiguille en foin
Que page au pays plat des 0 et des 1
Dieu ! La Technique après le Diable
Greffe un nouveau visage à votre Irrémédiable !

Mais foin de ce lyrisme de supermarché.

J'ai effectivement il y a quelque nuits ramené de mes courses à l'image sur le net ce magnifique spécimen:


Et au matin je n'avais pas la moindre idée d'où pouvait bien se trouver l'ibère Éden où j'avais, semble-t-il, cueillie cette fleur de Coleridge éclose à mon écran.

Je sais le charivari qu'illustre cet Hippélaphe d'un genre nouveau, et pourquoi j'ai bien dû vouloir l'enfermer dans mon ordinateur, mais de la prise, aucun souvenir.

Angoisse. Car l'on est bien démuni, au royaume du langage, pour chercher une image...

D'ailleurs, cela vaut pour n'importe quel vague souvenir d'avoir lu ça quelque part, mais où ? La nouvelle de Borges peut aisément se lire comme une allégorie de la difficulté de remettre la main sur un souvenir qui s'enfuit (difficulté qui peut aller jusqu'à la terreur et qui prend dans la nouvelle la forme du cauchemar). Or, Internet est une image tangible du pays où tous ces souvenirs s'enfuient et l'expérience y est si commune, que tout lecteur de Borges et utilisateur du web a eu cent fois l'occasion de faire de ces deux idées un petit court circuit électro-encéphalique d'où jaillit le fiat lux qui fait tilt et la nouvelle idée. Pour ma part la première étincelle était venu du frottement de pages humaines.

Au hit parade des www, le site, et même l'explisite "chatroulette" fait son buzz depuis quelque temps. Il s'agit d'un serveur mettant aléatoirement en relation les webcams et les claviers des personnes qui s'y connectent, partout sur la planète (rencontres servies sur le plateau du net, donc). Un sommaire tableau de commande vous permet de cliquer pour changer d'interlocuteur, technique zapping. C'est-à-dire que vous n'avez à l'écran qu'un internaute à la fois. S'ils sont plusieurs, c'est qu'ils trichent et sont tous devant le même écran. Des statistiques amusantes indiquent "15% de pervers" en ligne. Mais entre pénis et braguettes, vous entrevoyez des visages et pouvez leur parler. Et si votre doigt glisse inconsidérément sur le touchpad tandis que la conversation prenait un tour intéressant, eh bien... zap ! Adieu visage.

L'anecdote me fut racontée, avec quelques regrets amusés dans la voix, par une amie s'entretenant avec un musicien à l'autre bout du monde.

Un éclair, puis l'écran. Livre de sable humain. (Qui se referme).

Excipit Libre de s'ensabler.

1 commentaire:

  1. Penser à fouiller plus avant l'historique, avant qu'il ne s'ensable à son tour.

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