Tout vient de cette image-ci :
Je racontais (dans un article ou ma thèse, je ne sais trop encore ce que cela deviendra) comment l'artiste (Jean Mignon, de l'école de Fontainebleau, sans doute sur un dessin de Luca Penni) avait agencé le bas du tableau en couples d'animaux ennemis, pacifiquement réunis dans le Jardin d'Eden.
Il y avait à l'avant-plan le lion et le lièvre, à l'arrière plan le chien et le cerf. J'ajoutais à cela, qui renforçait l'unité de cette frise à symétrie axiale, une autre organisation, de type humoral: le lion représentant le tempérament colérique, le lièvre (et le chien qu'on devine assis derrière lui) le mélancolique, le cheval (+ biche et chiot au second plan) le tempérament sanguin.
J'en venais donc au couple lézard/hérisson, clairement identifié en bas à droite de l'image:
Et je voulais en évaluer le statut de couple antagonique et flegmatique. Il était d'autant plus important pour ma démonstration que le peintre en avait précisément accentué le caractère de couple : le nez du hérisson pointant vers le lézard, sans agressivité.
De même j'aurais voulu pouvoir signifier un renforcement de l'effet de symétrie par un renvoi textuel au lion que je subodorais.
En comparaison des deux autres, je pensais que la toute première tâche serait un jeu d'enfant, ayant de mon enfance souvenir que le hérisson combattait les vipères. Mais c'est l'inverse qui se produisit.
Pour ce qui était du tempérament, en effet, ça alla comme sur des roulements à bile: je ne précise pas, mais les deux bêtes pouvaient représenter le flegmatique. Pour ce qui était de la symétrie axiale organisant cette frise, le porc-épic-hérisson,
me disait cette source peu sûre, très pieuse et par trop anachronique, était réputé plus fort que le lion. Quant au statut de couple antagoniste, cette autre illustration...
...ne laissait guère de doute :
Mais j'aurais voulu le prouver par A + B et non par Art + Bild
C'est là que les soucis commencèrent. Internautes itinérants, piocheurs de pixel, chercheurs d'or frais, exploiteur de web minier, grand quêteur devant l'e-ternel, ne cherchez jamais la petite bête dans le coin inférieur droit du tableau !
Rien dans Pline, dans Aristote, et consort.
Le hérisson est seulement censé rapporter à ses petits les fruits (pommes ou raisins) piqués dans ses piquants. Cela peut rappeler l'écureuil qui court les noisettes à l'autre extrémité du tableau de Jean Mignon, éventuellement les apéritifs du dimanche, avec ces hérissons hérissés de cure-dent au gruyère et à l'oignon blanc, mais guère servir de déclencheur à la guerre au lézard.
Il me restait toujours à prouver :
1. que le lion et le hérisson avaient quelque raison d'être ainsi placé en face-à-face distant et symétrique
2. que le lézard et le hérisson sont ennemis jurés
Devant la difficulté de la tâche, je me contenterais, dorénavant, et étant données les confusions et possibles contaminations, de prouver qu'il y avait bien :
1. face-à-face possible entre lion et porc-épic
2. guerre entre hérissons et serpents
Pour le premier point, je n'avais guère que la source susdite, et l'adage suivant d'Erasme:
Multa novit vulpes, echinus vero unum magnum
Qui était un premier pas vers la suprématie, mais à foulée de hérisson.
Pour le second point, voici la note que je rédigeais pour ledit article en cours:
Le statut de couple antagonique formé par le lézard et le hérisson, m'est apparu de même que je le décris ici : par un effet de structure dans la première gravure, et par une opposition explicite dans la seconde. J'ai cherché sans le trouver un texte qui confirmerait ce que la peinture affirme. Selon Pline, le lézard a bien des ennemis, mais ce serait les serpents (Hist, 8, 51) et l'escargot (Hist, 8, 60). Le hérisson n'y a d'ennemi qu'humain (Hist, 8, 56). Bref, je ne l'ai pas encore trouvé ni chez Pline ni ailleurs, mais voici quelques éléments. Tout d'abord, le hérisson est effectivement un chasseur de serpents, sinon de lézard, et notamment de vipère, étant insensible au venin. C'est une chose qui sans figurer dans les bestiaires ne manquaient pas d'être sues dans les campagnes et a bien dû paraître dans quelque livre de zoologie avant le 19e siècle où je l'ai trouvé (ici). Il figure dans des extraits d'un naturaliste arabe du 15e siècle (ici), traduits et placés en annexe de La Chasse d'Oppien au 18e siècle. Ensuite, un couple antagonique bien attesté quant à lui fait s'opposer le crocodile (une sorte de gros lézard...) et l'ichneumon. Mais je ne vois pas comment on serait passé de l'ichneumon au hérisson. A moins d'y voir une sorte de métonymie de lecture... Car dans la même Chasse d'Oppien, le porc-épic – l'animal le plus redoutable des forêts – précède immédiatement la lutte légendaire du crocodile et de son mortel ennemi (ici). Enfin, il se trouve que le verset du Lévitique où ces deux bêtes immondes apparaissent est un de ces versets qui ont posé problèmes aux divers commentateurs. Et le hasard veut qu'Anakah ait tantôt été traduit par lézard, tantôt par hérisson... (voir par exemple ici)
En passant, la description de la guerre que mène le hérisson à la vipère dans le texte ci-devant allégué conviendrait tout à fait à la posture menaçante du premier encontre le lézard dans la seconde illustration qui nous occupe.
A cela s'ajoutait une fable d'Esope sur un hérisson prenant refuge dans un trou de serpent, puis, le danger passé, refusant de décamper, étant le plus fort des deux. Le serpent se voit alors contraint d'abandonner son logis à l'impudent animal. Cela supposait sans doute une animosité latente entre les deux animaux, mais enfin, ce n'était pas non plus tout à fait convaincant.
Vue la date des deux gravures (16e siècle pour la plus récente), je subodorais la source dans Gesner ou un quelconque livre d'emblème.
Un passage à l'anglais me montra que c'était la piste, en effet, et qu'elle était bonne.
L'echinus débarque dans les bestiaires avec Camerarius, se multiplie dans Gesner (Historia animalium Lib. I de quadripedibus viviparis, Zurich, 1553, 1, pp. 399-409) et prolifère avec Aldrovandi (De quadrupedibus digitatis, Bologna, 1637, pp. 459-70).
Le dernier est un peu tardif, le second est en latin, commençons par regarder les images du premier...
Malheureusement, ce qui est disponible chez Camerarius, c'est notre présentoir à fruits et à groin de cochon (le hérisson ayant longtemps été divisé entre deux sous-espèces à truffe de chien ou à groin de cochon. Buffon discute encore longuement ces allégations):
Mais "à quelque chose malheur est bon" (Charles Baudelaire) et le gentil porc-épic nous dédommage quant à lui royalement :
Le texte nous explique que la couronne au-dessus de sa tête vient de ce que Louis XI avait pris l'animal pour emblème. Une autre occurrence de couronne volante plane dans le même livre
au-dessus d'une louve, par égard pour les fondateurs de Rome. Toujours est-il que voilà notre porc épineux entré au club des rois des animaux (tête couronnée exigée), ce qui, avec la confusion permanente entre les deux bêtes, suffit à expliquer la mise en symétrie, dans notre gravure, du lion et de son compère hérisson. CQFD le petit 1.
Restait le petit 2, id est à éplucher Gesner.
Sa somme est consultable en ligne sur le site du
Göttinger Digitalisierungszentrum (
ici), et l'on trouve en effet, à la page 404, après le hérisson thésauriseur de fruit et le hérisson combleur de terrier selon la direction du vent, la guerre tant espérée:
C'est-à-peu-près-dire:
Le serpent et le hérisson (comme le rapporte Oppien au livre II de sa Pêche) brûlent d'une haine réciproque. C'est pourquoi lorsqu'ils se rencontrent en leurs repères [communs: voir la fable d'Esope], le hérisson se met bientôt en boule, de sorte que ses piquants seuls dépassent. Le serpent, cependant, fond sur lui, et s'emmêlant dans ses piquants, il le mord en vain. Plus il resserre son étreinte en l'entourant de ses anneaux, plus il enfonce ces fines aiguilles dans ses propres chairs et se blesse. Quelque endommagé qu'il en soit, et tant qu'il n'en meurt pas, il n'abandonne pas la partie. Mais tantôt les deux meurent l'un sur l'autre, tantôt le hérisson en réchappe, et emporte des bouts de serpents morts ou le cadavre au grand complet encore accrochés aux piquants.
C'était donc bien sous la roche d'Oppien qu'il fallait chercher l'anguille et l'oursin, mais je n'eusse pas imaginé qu'il fallût pécher là nos bêtes, au milieu de leurs cousins salés. Son texte vaut citation, d'autant qu'il redonne un peu plus de brio à notre ami hérisson. La comparaison vient du combat du crabe et de la murène
(et la traduction de cette page) :
Tels sont les combats que se livrent sur la terre, dans le fond des bois, le serpent et l'oursin épineux lorsqu'ils viennent à s'attaquer. Dès que celui-ci soupçonne l'approche du funeste reptile, il se retranche, sous forme sphérique, derrière le rempart de ses longues et nombreuses épines qui lui servent de bouclier, et se traîne de l'intérieur. Le serpent, de son côté, se porte sur lui et l'essaie de ses dents gorgées de venin sur tous les points de sa surface circulaire ; mais ses efforts sont inutiles : quelque terribles que soient ses mâchoires, elles ne peuvent arriver jusqu'à son corps, à travers la fourrure épineuse dont il est enveloppé. Roulé en cercle, en masse globuleuse, il se meut, il se précipite en tours nombreux sur lui-même, et des piquants dont il est hérissé, frappe le reptile, fait couler de ses membres une sanie sanglante, et l'accable d'une multitude de blessures. L'odieux serpent le couvre aussi en entier des longs et robustes replis de son corps, le presse, le serre malgré les pointes horriblement aiguës dont il est percé de toutes parts. La fureur ajoute à son audace. L'oursin, ferme au centre de ses aiguillons, ne cesse de lutter de toutes ses forces, et ne gémit que malgré lui dans cette dure compression. Sous l'abri protecteur de la voûte cachée qui le recèle, il attend que son ennemi meure ; souvent il périt lui-même en l'accablant : ils sont ainsi l'un à l'autre un instrument de ruine et de mort. Souvent le malheureux oursin s'échappe, semble surgir du sein du reptile qui le tenait emprisonné, et en emporte à ses piquants les chairs expirantes. C'est à peu prés de la même manière que la murène tombe victime du crabe : elle est pour lui une nourriture dont il est avide et qui flatte son goût.
De même Oppien compare les mouvements du poulpe à ceux des serpents s'enroulant en vain autour des pattes du cerf qui les déchire.
Pour revenir à Gesner, j'ai cru un moment qu'il traitait le porc-épic juste avant le lion, à cause de
cette page...
...qui commet des coupes franches dans le livre, et en réalité les deux
biesteletes sont distantes d'un bon centimètre d'épaisseur papier. Mais s'il ne s'agissait que de les faire se rencontrer sur une feuille, en voici une, et médiévale encore:
(harponnée là, et glose ici) Vous me direz, avec tout ça, on n'a pas encore vu combattre un lézard et un hérisson, et moi je vous dis: si, en gravure.
Et hop ! excipit la guéguerre de M. Espinard et Mlle Lison